Histoire sans fin
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ans ma mémoire (assez peu fiable, je préfère vous prévenir), les grandes vacances sont un long tunnel entre la fin et la reprise de l’école. Avant l’adolescence du moins, et l’emménagement en Bretagne bord de mer, les virées avec les copains – bars, plage, feux de camp, etc. –, les flirts et les mains baladeuses, la liberté permise par ma Yamaha DT 50.
Avant ce renversement de mes perspectives estivales, entre 6 et 12 ans disons, soit je restais à la maison, et comme les copains étaient partis, pas grand-chose à faire, soit j’étais refourgué à l’une ou l’autre branche grand-parentale, donc pas de copains, pas grand-chose à faire.
À part lire.
D’aussi loin que je me souvienne, lire occupait déjà pendant l’année scolaire, et de loin, la plus grande partie de mon temps libre. Durant ces grandes vacances inexcitantes (à part les visites de châteaux et de monuments historiques avec ma grand-mère maternelle), le rythme de lecture s’emballait. Sans fanfaronner, je pense avoir lu, et plusieurs fois, tous les Club des 5 et Davy Crockett de la Bibliothèque Rose, tous les Bob Morane et Buffalo Bill de la Verte. Je prisais particulièrement cette dernière série, avec son héros humaniste, juste et tolérant, série qui présentait les Indiens sous un jour positif, expliquait les différentes tribus, leurs coutumes, et me permettait d’apprendre des rudiments de l’histoire des États-Unis (conquête de l’Ouest, guerre de Sécession, colonisation impitoyable, etc.) Très vite ensuite, ce furent les Agatha Christie et les aventures d’Arsène Lupin, Simenon et la mythologie grecque. Même sans copains, même dans un camping périgourdin ou un hameau finistérien seul avec mes grands-parents, je ne m’ennuyais jamais tant que j’avais des livres à portée de main. (C’est toujours le cas aujourd’hui, d’autant plus que des livres, non seulement j’en lis mais j’en écris aussi.)
Ressortir des rayonnages hétéroclites de ces lectures d’enfance un seul titre se révèle au-dessus de mes capacités mémorielles – je vous avais prévenus. Toutefois, un émerge de la chambre magmatique aux souvenirs. Dont j’ai oublié le titre, vous n’en attendiez pas moins de moi, n’est-ce pas ? Je pensais que c’était un Buffalo Bill mais après enquête auprès de mes parents, c’était un polar embarqué par mon oncle, « tiré d’une histoire vraie, croit se rappeler ma mère, écrit par un ancien flic, il me semble, un roman pas du tout de ton âge mais de toute façon, tu dévorais tout. »
Nous voguions sur un Chassiron Grande Croisière, un ketch (voilier à deux mâts, grand mât et mât d’artimon) de 10,45 mètres et presque 10 tonneaux censé nous emmener, mon oncle, ma tante, mes parents et moi, depuis Lorient jusqu’en Méditerranée après avoir passé le détroit de Gibraltar (difficile de faire autrement, me direz-vous).
Or une terrible tempête dans le Golfe de Gascogne, outre manquer de nous couler, nous fit perdre un temps précieux, aussi fût-ce via le Canal du Midi et au moteur que nous ralliâmes finalement Sète. Cette tempête effroyable s’était déclenchée en pleine nuit. Le ketch gîtait, roulait, poussière prisonnière de l’ire de la Providence, ou de celle de Neptune, avions-nous offensé les dieux ?… (Quelques années plus tard, mon oncle et ma tante se séparaient ; encore quelques années de plus et j’apprenais que celle-ci avait trompé son mari avec un de leurs bons amis, cause de la rupture. Le cocufiage était-il déjà en cours tandis que nous faisions voile vers le Portugal ?)
Les deux hommes du bord s’agitaient sur le pont – affaler les voiles, les carguer, bloquer le gouvernail, ils sont bretons, et pilotes d’avion dans la Marine Nationale, c’est pas un petit grain force 7 qui va les faire paniquer. Voulant me rendre utile, je préparai des sandwiches à la Vache qui Rit pour l’équipage – ce qui était fort malaisé tant le pauvre voilier brandillait en tous sens dans des creux de 6 mètres. Ma tâche accomplie, je sortis de la cabine pour retrouver les hommes et, émergeant dans le cockpit, proposai… La vache (qui ne riait plus, du coup), la soufflante que m’envoya mon oncle ! Il m’ordonna de rentrer. Humilié et piteux, dégoûté par tant d’injustice, j’obéis, me calai tant bien que mal sur ma couchette et plongeai dans mon roman. Je n’étais pas malade, je n’avais pas peur, je n’en voulais plus à mon oncle, j’étais pris dans l’histoire, un suspense du feu de Dieu. Je m’endormis la tête fumante de poursuites, coups de feu et trahisons.
Lorsque je me réveillai, ketch était encalminé sous un beau soleil. Aussitôt, je voulus reprendre ma lecture – le méchant s’en tirerait-il ? le flic, en mauvaise posture, la veille, réussirait-il à faire des indices des preuves ? Je cherchai le roman partout, en vain. Je m’en ouvris à mes parents (mon oncle et sa femme dormaient encore).
– « Ah, oui, le livre… Comme ta tante a vomi dessus cette nuit, on l’a jeté par-dessus bord. »
Le dernier ouvrage de Erwan Larher, Marguerite n’aime pas ses fesses, a été publié chez Quidam éditeur.
Erwan Larher porte un projet de restauration et transformation d’une maison (classée aux monuments historiques en résidence pour écrivains : Le Logis du Musicien. N’hésitez pas à soutenir ce beau projet.
Merci à Erwan Larher de nous avoir offert ce texte.