[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#891D20″]L[/mks_dropcap]e trentième anniversaire de la sortie de leur premier album Manic Pop Thrill est l’occasion idéale d’évoquer l’histoire des bouillants irlandais de That Petrol Emotion, qui sévirent une décennie durant, de la mi-temps des années 80 à celle des années 90, mais aussi prétexte à parler du nouveau groupe formé depuis lors par quatre d’entre eux : The Everlasting Yeah, dont l’excellent Anima Rising est paru pour sa part il y a six mois à peine.
C’est sur les cendres du combo mythique The Undertones, formation punk-rock à l’origine de l’hymne Teenage Kicks, que naît That Petrol Emotion, lorsque les frères John et Damian O’Neill, principaux compositeurs du groupe, s’acoquinent avec le guitariste Raymond Gorman et le batteur Ciaran McLaughlin. Bientôt rejoints par l’américain Steve Mack au chant, ils allaient vite aligner dès 1985 une poignée de singles remarqués, avant de se lancer dans la foulée dans l’enregistrement de leur premier long format.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#891D20″]À[/mks_dropcap] mille lieues du style plutôt juvénile et léger de la musique du précédent groupe des frères O’Neill, celle de That Petrol Emotion s’avérera d’emblée plus dure, plus sombre et plus singulière : d’obédience post-punk et rock underground, ses cinq membres proposent une synthèse énergique alliant la liberté éclatante des new-yorkais de Television, l’excentricité alternative du Pere Ubu de Cleveland, et l’éclectisme enragé des anglais de Gang Of Four.
Mais loin d’être un simple creuset de ses diverses influences, That Petrol Emotion affirmera avec force sa double identité : entre rock acide aux riffs acérés et pop accrocheuse aux mélodies entêtantes, la formation ne tranchera pas et assumera ces deux casquettes avec un panache qui illumine tout son premier album, le très prometteur Manic Pop Thrill qui sortira au Royaume-Uni en mai 1986 et se retrouvera vite en tête des charts indépendants britanniques.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#891D20″]D[/mks_dropcap]ès l’ouverture du frénétique Fleshprint, le ton est donné : That Petrol Emotion joue fort et tendu, les titres ne dureront pas plus de deux-trois minutes et leur énergie contagieuse emportera tout sur son passage.
Des volutes de guitares incendiaires de Can’t Stop ou It’s A Good Thing au blues-rock névrotique de Mouthcrazy, en passant par le cinématographique et inquiétant Lifeblood et la furie contrôlée de Circusville ou Cheapskate, le mixage très naturaliste du producteur Hugh Jones (qui avait précédemment travaillé sur le Positive Touch des Undertones ou le Heaven Up Here d’Echo & The Bunnymen) confère au son de l’album une chaleur vintage qui donne le sentiment, à la fois galvanisant et étouffant, d’être dans la même pièce que le groupe.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#891D20″]C[/mks_dropcap]ependant, tout n’est pas qu’affaire de puissance et d’intransigeance dans cet album, car That Petrol Emotion, comme son nom l’indique, associe son cœur au carburant qui l’anime : la délicatesse printanière d’A Million Miles Away, la langueur crève-cœur de Blindspot ou la perfection ouvragée de la ballade Natural Kind Of Joy sont posées là comme de savoureuses baies offertes sur le chemin d’un torrent de décibels.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#891d20″]P[/mks_dropcap]ar la suite, la formation se taillera une fière réputation scénique et sera vite repérée par les majors, alléchées par le buzz entourant cette nouvelle sensation rock. Sortis chez Polydor puis Virgin, les albums Babble (1987) puis End Of The Millenium Psychosis Blues (1988), enregistrés avec l’ex-Swans Roli Mosimann, ouvriront encore davantage le large éventail couvert par That Petrol Emotion en termes d’appétences et d’influences.
Du riff tubesque du proto-rap Big Decision au très noisy et intense Under The Sky, du funky et roboratif Here It Is… Take It! à l’électro bondissante de Groove Check, le groupe fait feu de tout bois sans pourtant rencontrer le succès de masse tant espéré. Il faut dire que la forte connotation politique de leur nom, évoquant la difficile situation de l’Irlande du Nord, ajoutée à leur refus d’assurer les premières parties de U2 ou de David Bowie (bon, on peut comprendre qu’une possible participation au Glass Spider Tour n’ait pas vraiment fait envie à l’époque), leur a certainement fermé beaucoup de portes.
Suite au départ de l’aîné des frères O’Neill, That Petrol Emotion se recentrera sur ses fondamentaux : moins d’expérimentations mais plus de précision dans l’écriture, au profit d’une efficacité toujours plus évidente de leurs chansons, alternant entre joyaux de pop scintillante et brûlots rock punitifs.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#891d20″]M[/mks_dropcap]ais rien n’y fait : malgré le potentiel ravageur des refrains de Detonate My Dreams, Sensitize ou Hey Venus, le groupe ne fera que frôler le top 40 anglais et les albums Chemicrazy (1990), enregistré avec l’ingénieur du son Scott Litt (réputé pour son travail d’orfèvre avec R.E.M.), puis Fireproof (1993), auto-produit et paru sur leur propre label Koogat monté pour l’occasion, ne changeront pas la donne. Malgré le soutien d’une base de fans de plus en plus solide à défaut d’être nombreuse, That Petrol Emotion se séparera en 1994 après d’ultimes concerts à Londres et Dublin, chargés en frissons et en regrets palpables.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#891d20″]T[/mks_dropcap]rop en avance sur leur temps ou tout simplement trop modernes pour leurs contemporains, les membres de That Petrol Emotion auront payé au prix fort leur engagement au service de la musique : trop rarement cités comme modèles d’intégrité, ils auront pourtant précédé les modes sans jamais en retirer le moindre bénéfice. Ainsi, ils auront intégré la raideur des machines dans leur rock abrasif quelques années avant la déferlante du baggy sound et, en pleine explosion médiatique de ce dernier, seront retournés à leur vigueur électrique d’origine avant même que les mots « grunge » ou « brit pop » ne soient sur toutes les lèvres.
Les années suivantes les verront fonder leurs propres familles, et papillonner, chacun de leur côté, au sein de divers projets musicaux : The Daisy Field pour Ciaran, Wavewalkers pour Raymond ou plusieurs retrouvailles des Undertones pour Damian. C’est à l’été 2008 que l’impensable se produisit : That Petrol Emotion se recomposera, sous la dernière formation en date, pour une poignée de dates en Angleterre. Si les membres du groupe étaient bien restés en bons termes quatorze années durant, il paraissait peu probable, compte tenu de leur passif, que l’appât du gain constitue une motivation quelconque pour les faire remonter ensemble sur scène. En revanche, au vu de prestations incendiaires livrées à Londres comme à Derry en Irlande, ni l’âge ni la déception n’avaient entamé leur énergie ou leur passion dévorante d’un rock efficace et addictif.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#CD0C0F »]A[/mks_dropcap]près quelques dates de chaque côté de l’Atlantique en 2009 et la possible perspective d’un sixième album studio, Steve Mack rentrera malgré tout aux Etats-Unis, dans sa Seattle natale, pour d’impérieuses et compréhensibles raisons familiales (ce qui ne l’empêchera pas de monter, quelques mois plus tard, son propre groupe Stag). Ce qui aurait dû mettre un point final à l’aventure se transformera de fait en vigoureuse montée de sève chez les quatre musiciens restants, qui ne souhaiteront pas laisser en déperdition la force et le plaisir retrouvés à jouer ensemble après tant d’années et de frustrations accumulées. Cet élan collectif jaillira alors comme un cri simultané de leurs cœurs aguerris et portera le nom évocateur de The Everlasting Yeah.
Privés de la présence reptilienne de leur ancien chanteur, qui incarnait l’élément humain central de leur épatante machine rock, les quatre irlandais parviennent à faire de cet apparent point faible une force redoutable : les nouveaux morceaux seront donc chantés par tous, et le format couplet/refrain, parfois contraignant au sein de That Petrol Emotion, vole littéralement en éclats au profit d’une approche nettement plus libre de la composition, du jeu lui-même et de la matière sonore, désormais expansibles dans tous les sens possibles et imaginables, sans faire perdre à leur musique une once de son pouvoir d’accroche. La complémentarité rituelle (presque sacrée) des guitares de Raymond et Damian, l’une toute d’attaque frontale, l’autre vrillant en circonvolutions hypnotiques, s’appuie avec confiance sur la rythmique élastique et acrobatique composée par les fûts de Ciaran et la basse mordante de Brendan. Après quelques mois à jongler entre les impératifs professionnels ou personnels de chacun, The Everlasting Yeah trouve le temps (et l’argent) de financer son premier album, Anima Rising, plus de vingt ans après le dernier baroud d’honneur commun, l’essentiel mais oublié Fireproof de 1993.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#CD0C0F »]À[/mks_dropcap] peine le disque posé sur (ou dans) la platine, quel plaisir de retrouver enfin ce son, à la fois généreux et agressif, d’une formation qui devrait ne plus rien avoir à prouver, mais qui ne se prive pourtant pas de jouer comme si son avenir en dépendait encore. Difficile, à l’écoute de l’ébouriffant A Little Bit Of Uh-Huh & A Whole Lotta Oh Yeah qui débute les hostilités, de se dire que la moyenne d’âge des protagonistes tourne autour de la cinquantaine : cet hybride virulent entre la précision des premiers Kinks et la hargne des Who pourrait bien être l’œuvre d’un tout jeune groupe de têtes brûlées, qui voudraient en découdre avec les jeunots des Arctic Monkeys d’Alex Turner et leur faire mordre la poussière. En sus, avec son changement d’accords vicelard, en descendance directe des Scumsurfin’ ou Catch A Fire d’antan (et qui rappellera bien des frissons aux fans de That Petrol Emotion), et son titre répété jusqu’à l’étourdissement, tel un mantra implacable, l’évidence se fait : on ne la fait pas à ces mecs-là, leur botte secrète est restée intacte.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#CD0C0F »]A[/mks_dropcap]près une telle entrée en matière, les irlandais assouplissent le ton et dégainent le groove onctueux de Hoodlum Angels, qui s’achèvera sur une accélération fiévreuse avant d’enchaîner sur le boogie bagarreur de New Beat On Shakin’ Street. La rythmique abrupte et aérienne de Taking That Damn Train Again, hantée par le fantôme de la basse envoûtante du Mother Sky de CAN ou possédée par celui du Spiders (Kidsmoke) de Wilco, s’embrase au contact des parties de saxophone virulentes de l’invité Terry Edwards : on se croirait presque à une jam session entre les allemands de Neu! et le Steve MacKay des Stooges, dans une Fun House des plus excitantes.
Sur les disques de That Petrol Emotion, de Cellophane à Heartbeat Mosaic, les ballades furent souvent de très convaincants contrepoints aux morceaux plus directs, et Anima Rising est bien dans cette lignée : l’éthérée et planante Everything’s Beautiful, interprétée par Ciaran seul, rappelle que ce groupe, en bon disciple des Beatles et des Beach Boys, a toujours autant soigné la force pénétrante de ses mélodies que la puissance formelle de ses attaques.
C’est après un dernier trait d’optimisme du très francophile Raymond (« chercher le trésor en soi », en français dans le texte), sur le fédérateur en diable All Around The World, qu’Anima Rising dévoile (et nous achève avec) sa pièce maîtresse : les douze minutes épiques et flippantes de The Grind renouent avec la veine contestataire des premiers TPE, tout en nous entraînant dans une série de montagnes russes toutes plus inattendues les unes que les autres. De breaks speedés en accalmies relatives, de faux plats en vraies cimes, de guitares rageuses et acérées en rythmiques galopantes jusqu’au bout de leur (et de notre) souffle, le morceau expose comme jamais l’alchimie si particulière qui lie ces quatre musiciens. Raymond termine le titre en scandant les mots Anima Rising, comme pour consacrer la renaissance, tardive mais incontestable, du phœnix que représente son groupe.
A l’occasion de la sortie de ce disque, les membres de The Everlasting Yeah ont créé leur propre maison d’éditions, et l’ont baptisée… Manic Pop Thrill.
Un clin d’œil certes, mais aussi une preuve de plus, si besoin était, que trente ans après, ce « frisson de pop frénétique » les habite toujours.
Anima Rising de The Everlasting Yeah a été produit en 2014, et est disponible depuis octobre 2015 en CD, vinyle et digital via Occultation Recordings.
The Everlasting Yeah sera en concert le jeudi 12 mai 2016 à Londres, The Half Moon (ben ouais, un coup d’Eurostar et hop).
Manic Pop Thrill de That Petrol Emotion est sorti en mai 1986 sur le label Demon Records, et a été réédité en double vinyle rouge (édition limitée à 800 exemplaires) à l’occasion du Record Store Day 2016.
Un EP intitulé In The Beginning, regroupant les deux premiers singles de That Petrol Emotion (Keen et V2), est disponible à la commande sur le site officiel de Vinyl 180.
Site Officiel The Everlasting Yeah – Facebook Officiel The Everlasting Yeah
Facebook Officiel That Petrol Emotion – Facebook Officiel Stag
Photo bandeau : Kate Greaves.
Très beau texte qui donne envie de se replonger dans toute la discographie du groupe même si, pour ma part, le funk blanc très présent dans les albums Babble et End of The Millenium Psychosis Blue m’a toujours semblé une impasse. Mais j’écouterai The Everlasting Yeah pour écouter si la vieille alchimie fonctionne encore…
Bravo, très riche texte, très juste et magnifique hommage à un immense groupe qui mérite tellement plus que le relatif oubli dans lequel il sommeille malheureusement. Eh oui, il n’y a pas justice : Nirvana (groupe tout à fait respectable) passe à la postérité, pas eux. Pourquoi ? On s’en fiche, parce que pour ceux qui auraient raté tout ça (les plus jeunes notamment et ceux qui sont passés à coté, ça arrive) il y a toujours possibilité de se précipiter sur la très riche discographie où absolument rien n’est à jeter (c’est rare à ce niveau, autant de constance dans la qualité) avec une réelle capacité à se renouveler (écoutez par exemple « groove check » sur l’album « End of the millennium psychosis blues »). Reste que nous manquera sans doute longtemps la fièvre des concerts également inoubliables, pas près de se reproduire, en tout cas de ce coté de la manche, et même avec sa quasi renaissance sous le vocable « The everlasting Yeah ». Un seul espoir, les Transmusicales à Rennes.