[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]es années se suivent et ne se ressemblent pas forcément, les livres de Jean-Paul Dubois non plus, même si l’homme, creusant inlassablement son sillon, nous permet de rester en terrain connu, comme une vieille connaissance que l’on aurait plaisir à retrouver.
Mais, là où d’autres se contentent de rendre leur copie plus ou moins à l’identique d’un roman au suivant, Jean-Paul Dubois, lui, se bonifie au fil du temps. Et ce n’est pas son dernier texte qui nous fera changer d’avis. Ce titre déjà, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, extrait d’une prédication du pasteur Johanes Hansen, père du narrateur, Paul, une façon de minorer les fautes de chacun au cours d’une vie. Paul en sait quelque chose, lui qui purge sa peine dans la prison provinciale de Montréal. Il y partage sa cellule avec Patrick Horton, « l’homme et demi », Hells Angel enfermé pour meurtre.
Incarcéré depuis deux ans, Paul met à profit ses journées pour revenir sur les circonstances qui l’ont amené là, lui, fils de pasteur, ancien super intendant de la résidence L’Excelsior, à une époque pas lointaine où il était un homme heureux et comblé par son amour pour Winona. Régulièrement interrompu dans ses rêveries par les interventions inopinées de Patrick Horton, Paul Hansen déroule le film de sa vie avec la mélancolie de ceux qui ont tout perdu.
Cette tristesse, cette amertume sont une constante dans l’œuvre de Jean-Paul Dubois, son incapacité à croire en l’homme, sa certitude que les choses, toujours, finiront mal tant l’humanité semble chercher sa propre perte. Fustigeant la bêtise de ses semblables, il devient féroce lorsqu’il décrit le petit monde de l’Excelsior et les élections visant à trouver un successeur au président du conseil d’administration de la résidence.
Avant même qu’il n’ouvre la bouche, qu’une seule parole soit prononcée, je sus qu’il serait l’élu. Tout l’attirail d’un gommeux. L’archétype du fourbe cauteleux, du chacal sournois. Avec ce savoir-faire des temps modernes, mélange de familiarité et d’arrogance, de technicité et de mépris, Edouard Sedgwick était bien notre homme, fervente crapule que Nouk et moi reniflions à cent pas, se présentant comme « le garant du bien-être de tous, résolu à veiller scrupuleusement sur tous les postes de dépenses pour que chaque dollar dépensé le soit à bon escient et pour que cet immeuble, rénové dans sa gestion, demeure notre maison commune ». Amen.
C’est dans cette colère froide que l’on aime Dubois, dans ces comptes qu’il règle, livre après livre, avec la bêtise ordinaire comme avec la religion, qui, ici aussi, en prend pour son grade à travers le personnage de Johanes, pasteur qui finit par perdre la foi et ruiner son église sur les pistes de courses et autour des tables de jeux.
À travers ses personnages et leurs combats contre les injustices du quotidien, l’écrivain toulousain réaffirme paradoxalement sa foi en l’humanité et la fraternité, l’entraide et la tolérance. Mais l’homme sait rester élégant dans la démonstration et confirme son étonnante capacité à éviter tout maniérisme grâce à un humour salvateur qui désamorce tout risque de suffisance ou de dogmatisme.
On se réjouira ici tout particulièrement du personnage de Patrick Horton dont les envolées impromptues autant qu’improbables nous auront fait gondoler comme peu d’auteurs en sont capables. Curieusement, ce sont aussi ces scènes au sein de la prison qui nous pousseront à relativiser un tant soit peu notre enthousiasme en apportant un bémol aux qualités du livre : même s’il n’était sûrement pas dans les intentions de l’auteur de nous livrer un documentaire sur les conditions carcérales au Québec, il faut bien reconnaître que le tableau qu’il en donne est tout sauf crédible. Nul n’a mieux résumé ce fait que Christophe Laurent (de l’excellent blog « The killer inside me« ) avec cette formule lapidaire : « C’est Oui-Oui en prison« . Il sera difficile de le démentir.
De la fin des années 50 à nos jours, du Danemark au Québec en passant par la France, Jean-Paul Dubois nous narre avec sa virtuosité habituelle une nouvelle « vie française » et parvient, tout en restant fidèle à ses obsessions, à livrer un roman impeccable, de ceux que l’on referme à regret.
Il est des auteurs que l’on admire pour leur écriture, d’autres pour leur imagination, d’autres encore pour leur capacité à nous émouvoir comme à nous faire rire ; Jean-Paul Dubois cumule ces qualités et, à ce titre, mérite une place à part dans notre panthéon personnel, nous forçant ainsi à assumer un certain manque d’objectivité quand il est question de lui.