Tropique de la violence (Sarbacane) est un ouvrage aux couleurs chatoyantes. Le dessin de Gaël Henry est fluide et les premières cases, qui nous montrent la mer bordant Mayotte, une île française nichée dans le canal du Mozambique, respirent la tranquillité. Pourtant, c’est une autre teneur qui habille le récit, difficile voire sans pitié. Portrait de l’explosive réalité de Mayotte, la bande-dessinée se base sur le roman de Nathacha Appanah (créditée au scénario). Elle met aux prises le jeune Moïse, enfant adopté, avec un gang de garçons drogués et violents, cornaqués par Bruce. La vie ne tenant qu’à un fil, un meurtre est commis. Et la machine à broyer du destin se met alors en branle.
C’est très tôt en réalité que s’est joué le destin de Moïse, arrivé des Comores sur une frêle embarcation portant le nom de kwassa. C’est un adorable bébé. Mais sa mère, considérant qu’il portera malheur du fait d’avoir une différence de couleur entre l’iris de ses deux yeux, l’abandonne brusquement dans les bras d’une infirmière. Celle-ci, malheureuse de n’avoir pas d’enfant, ne va pas hésiter une seconde à prendre le relais. Elle s’appelle Marie. La BD s’ouvre sur elle, sur son parcours, sa joie de vivre mesurée. Un jour, elle ramène à la maison un autre petit être en perdition, un chien pour qui Moïse choisira le nom de Bosco, comme dans « L’enfant et la rivière »…
Puis, le temps passe. Et Moïse devient de plus en plus colérique, traitant même sa mère adoptive de « voleuse d’enfant ». Bref, les choses se dégradent, jusqu’à un dernier coup du sort : Marie meurt subitement. Dès lors, le jeune garçon est livré à lui-même. Il a 15 ans. Et le pire est à venir. Car Moïse va tuer. Le second chapitre de la BD lui est consacré. Naïf, perdu, maltraité, influencé, il traîne son adolescence et sa différence comme un poids lourd sur ses épaules. Puis il se fait piéger. Mais il y a de la révolte en lui, une force qui le fait tenir. Cela, Bruce ne l’a pas compris avant de se faire tirer dessus. Le 3e chapitre de l’ouvrage est dédié à ce chef autant haï que respecté par ceux qui composent sa bande.
Cette tension dans les rapports humaines, exacerbée par les difficultés à vivre sur l’île, entre bidonvilles et pression migratoire, montée de la délinquance et de la violence, est lancinante tout au long des pages de l’album qui se lit et se regarde avec beaucoup d’intérêt. Le geste irréparable de Moïse ne va pas risquer d’apaiser les choses, au grand dam des flics désabusées et inquiets de l’avenir. Le meurtre, en effet, pourrait agir comme une étincelle et déclencher une petite guerre sur le territoire avec, en filigrane, la perspective d’une chasse à l’homme dont Moïse pourrait faire les frais.
Le fantôme de Bosco, hantant quelques-unes des pages du livre, ne changera pas grand-chose à la tragédie qui se joue. Mais elle ajoute une touche de poésie et de fantastique à l’histoire. « Tropique de la violence » : un récit puissant à la mise en scène savamment dosée. En bonus : un cahier de croquis de 6 pages, extrait du voyage de documentation de Gaël Henry à Mayotte en 2017.
Tropique de la violence de Nathacha Appanah illustré par Gaël Henry
Paru aux Editions Sarbacane, mars 2019