[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]ors des rentrées littéraires de septembre, il y a souvent un livre inattendu qui tire son épingle du jeu et qui parvient à secouer le monde bien établi du paysage de l’édition dominé quasi sans partage par les grandes maisons d’éditions utilisant un budget étourdissant pour faire venir le public vers le giron de leurs productions mais dont on ne garde pas forcément un souvenir impérissable. Or souvenez-vous il y a deux ans maintenant Armand Gauz avec Debout payé créait la surprise avec son premier roman paru chez Le Nouvel Attila. Personne n’aurait parié un kopeck sur un livre édité dans une petite structure indépendante, racontant les vicissitudes d’un vigile faussement candide dans le palais de la surconsommation, témoin de scènes hallucinantes de clients prêts à en découdre pour un article en solde. Le livre avait bénéficié d’un excellent bouche à oreille de la part de professionnels du livre qui avaient découvert avant sa sortie cette pépite et qui ont œuvré dans son sens.
Pourquoi Une bouche sans personne de Gilles Marchand ne connaîtrait-il pas ce même succès ? Si nous nous permettons ce parallèle avec son devancier c’est que le livre a bénéficié également de retours de lectures élogieux de la part de libraires qui l’ont lu cet été, et qu’il a été beaucoup évoqué sur les réseaux sociaux comme l’un des livres à ne pas manquer. Mais il faut surtout dire que ce roman est très loin des stéréotypes que nous pouvons lire pendant cette période, nous sommes très loin des livres nombrilistes et très sérieux qui pullulent sur les tables des librairies avec plus ou moins d’originalité et cela fait du bien de voir (enfin) un objet textuel iconoclaste et c’est tant mieux !
Un homme à la vie rangée a trouvé le moyen d’ensoleiller ses journées. Un rituel s’est installé dans sa vie. Tous les soirs, il retrouve ses amis Sam, Thomas et Lisa au café où travaille Lisa. Leur amitié s’est installée progressivement et naturellement. Ils n’exigent et n’attendent rien des uns envers les autres. Ils sont simplement amis, de la plus belle définition. Notre homme vit avec une écharpe qui lui couvre la moitié du visage en permanence. Un jour, accidentellement, l’écharpe s’arrache. Dans un premier temps mutique et bouleversé d’avoir dévoilé son visage défiguré, il décide de dévoiler son histoire à ses amis. Son histoire et sa fantaisie vont bientôt happer le café tout entier, puis les voisins, puis ce sera le point de ralliement de visiteurs curieux. Le rendez-vous est pris. Quotidien. Immanquable.
Gilles Marchand nous pose la réflexion sur le héros de notre temps qui n’est plus celui que l’on croit, il bouleverse les lignes, les contours que l’on se figure de lui. Notre narrateur semble transparent, dépressif, un anti-héros tant il nous paraît perdu, désincarné mais qui pourtant nous fascine, nous conduit dans les méandres de ses réflexions, ses angoisses, ses doutes, ses émotions positives ou à l’inverse, sa tristesse.
Ses histoires nous interrogent, nous bousculent dans notre de zone de confort. Au début, on ne sait pas comment le cerner : sommes-nous en présence d’un fou, d’un homme incapable de s’adapter à la dureté du monde ? Puis on se dit qu’il a raison de se jouer de la monotonie et de la dureté du quotidien en ayant recours à la fantaisie. Finalement, il suffit d’apprendre à la connaître et c’est comme si nous étions récompensés de nos « efforts » parce que nous entrons au seuil de la poésie mélancolique, tantôt drôle, tantôt triste, parfois absurde, d’un homme que l’on pourrait qualifier de clown triste à la Buster Keaton.
Il faut saluer la qualité d’écriture de l’auteur qui tient ce roman parfaitement, ne le laissant pas s’égarer dans des voies qui auraient dénaturées le propos et déroutées le lecteur, il aurait été si facile d’en faire des tonnes, de rajouter des histoires saugrenues, de surenchérir dans le surréalisme.
Oui, au bout du compte c’est une bouche qui parvient à se libérer, à hurler et à dire son trop plein et ne boudons pas notre plaisir, elle a tant de choses fabuleuses à nous raconter, il suffit juste de tendre l’oreille.
Une bouche sans personne de Gilles Marchand, paru aux Editions Aux Forges de Vulcain, août 2016