[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#1f328f »]D[/mks_dropcap]ès son premier roman, L’Inconsolable (Minuit, 2006), dans lequel elle mettait en scène une mater dolorosa omnipotente en deuil de son fils, Anne Godard s’est imposée comme une voix sensible et puissante, à la tonalité toute particulière. Depuis lors, la dame était en silence et l’on se demandait si l’on aurait un jour l’occasion de la lire à nouveau.
La voici enfin de retour, plus de dix années plus tard, avec un second roman intitulé Une Chance Folle, tout aussi intense et plus douloureux encore que le premier. Elle y évoque à nouveau la figure maternelle et les tourments du chagrin.
Un roman à vif, comme la peau de sa narratrice, qui parle de renaissance et de droit d’exister, et confirme le talent d’une voix décidément trop rare sur la scène littéraire française.
Si j’avais une marraine fée, ce n’est pas une robe de bal que je lui demanderais, mais de m’arracher cette peau d’âne qu’on m’a greffée.
Gravement brûlée lorsqu’elle n’avait que quelques mois, Magda ne se souvient pas de l’accident, mais porte le poids d’un chagrin abyssal, celui que sa mère brandit au tout-venant comme un passe-droit et dont elle se repaît.
Si le visage de madone de Magda a été épargné, l’eau brûlante de la bouilloire s’est déversée sur son cou et le haut de son corps, lui valant une disgracieuse et douloureuse cicatrice, qui passe rarement inaperçue. Sa mère, elle, n’a rien oublié du jour maudit et a noté toutes les circonstances de l’accident dans un carnet. Sa mère qui se dévoue corps et âme à cette enfant blessée, qui « panse et pense à sa place » et lui répète qu’elle a, décidément, « une chance folle » d’avoir survécu à l’accident.
Lorsque s’ouvre le roman, Magda est partie loin de cette mère étouffante et a décidé de prendre la parole, enfin ; d’apprendre à parler en son propre nom et non plus avec les mots de sa mère, dont l’emprise l’a toujours empêchée d’être.
Car elle avait souffert, ma mère, plus que moi semblait-il, de mon accident. C’est ce qu’on me disait toujours, dès que je racontais ce que ma mère m’en avait dit. Et pendant si longtemps, sans même penser que quelque chose clochait dans ce récit qui ne venait pas de moi, mais d’elle, c’était d’elle que je parlais, avec ses mots à elle, ceux qu’elle me répétait chaque fois que je lui demandais, encore et encore, dis-moi comment cela est arrivé, dis-moi comment je me suis brûlée.
Magda raconte son enfance peu ordinaire entre médecins, opérations, pansements et cures thermales mais aussi solitude, moqueries et regards inquisiteurs. Magda s’autorise à dire et dès lors exorcise ses démons, un peu malgré elle, déroulant ainsi les fils d’une vie passée à côté de soi. Une vie passée à être l’otage de sa mère, de sa souffrance, de sa présence, et à taire ses propres blessures.
Car s’il y a les blessures visibles, la peau comme du papier mâché, les boursouflures, les cicatrices qui font détourner le regard ou soulèvent toujours les mêmes questions, il y a aussi les blessures invisibles, celles qui échappent au monde et que veut ignorer la mère. La souffrance physique terrible et lancinante, les coups de couteau et brûlures endurés chaque jour par Magda depuis des années.
Mais aussi la souffrance morale de la jeune femme, qui porte depuis l’enfance le poids de la culpabilité et du chagrin et ne s’autorise ni à souffrir, ni à exister. D’autant que la sœur, elle, est morte trop tôt (pauvre, pauvre mère brisée), et que le frère, lui, finit par s’enfuir pour tenter de vivre.
Peu à peu, ça s’éclaire, je sais où elle est, la douleur fulgurante au moment de bouger, un nerf coupé, sous la peau, qui grésille comme un fil électrique. Je sens aussi les coups de bec d’oiseaux, là où la peau greffée s’éveille. Je reprends conscience complètement, c’est à dire que je commence à souffrir exactement, à chacun des points qui me recousent, à chaque mouvement qui les étire ou les comprime. Il est temps de dire que ça va et que j’ai pas mal.
Au fil de cette sorte de confession impudique, à la fois touchante et cruelle, dans l’expression de cette douleur rageuse trop longtemps contenue, Magda prend conscience qu’elle n’a pas accès à ses propres souvenirs mais à ceux que sa mère a voulu lui léguer, voire lui imposer. Puissante et libératrice, la parole jusqu’alors suspendue semble affluer des moindres centimètres carré de sa peau, submergeant la jeune femme jusqu’à l’explosion et à la délivrance, tandis qu’elle lui permet de naître, enfin. De renouer avec sa part la plus intime, celle dont elle n’avait jamais pu trouver le chemin…
Avec ce second roman d’une originalité et d’une puissance rares, dans lequel les âmes sensibles auront peut-être du mal à entrer, Anne Godard prouve qu’elle a décidément toute sa place dans le catalogue des Éditions de Minuit. Explorant à nouveau la figure maternelle, les tréfonds d’une âme en peine et la complexité des rapports familiaux, elle évoque remarquablement les blessures d’enfance et leurs cicatrices, au sens propre comme figuré, et la manière dont la perception et la transmission parentales influencent la construction fragile de l’être.
Servi par une prose précise et charnelle, ce récit saisissant et sans concession écrit au cordeau, qui nous renvoie à nos propres fantômes, livre à coups de jaillissements, de respirations et de phrases à la beauté brute le portrait d’une femme blessée qui parvient à trouver sa voie à travers le pouvoir libérateur des mots. Une véritable expérience de lecture et un pur bijou, à découvrir absolument pour qui aime la langue et les textes remuants qui sortent des sentiers battus.
Si ce qui est rare est précieux, surtout en littérature, il serait dommage qu’Anne Godard attende à nouveau dix années avant de nous livrer son prochain roman.
Pour en finir enfin, il m’aura fallu partir. Pour pouvoir respirer, et que ma langue soit la mienne seulement, et non cette viande fibreuse que j’aurais remâchée sans jamais l’avaler. Ainsi n’est-ce pas trop de milliers de kilomètres et d’une autre langue, qui me protège de ma langue maternelle, non le français, mais ma mère, happant mes mots et me soufflant les siens, parlant en moi et me disant, à ma place, ainsi qu’elle l’a voulu, dans l’effusion de l’une à l’autre non d’un même sang, mais d’une même incapacité à parler pour soi, d’être toujours celle qui se met à la place de l’autre et, pour elle, parle, et par elle, existe, exclusivement.
Une Chance Folle de Anne Godard
Éditions de Minuit – 7 septembre 2017