[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]vec les éditions Globe, et les récemment arrivés frères Marchialy, les éditions du Sous-sol sont les maîtres incontestés de la narrative non-fiction en France. Le récit de Maggie Nelson, publié en septembre, en est une preuve de plus.
Maggie Nelson est poétesse, vouant un culte à Sylvia Plath, et se sert de son art pour sublimer les entailles d’une enfance-adolescence au contexte difficile. Au début du récit, elle termine un recueil, intitulé « Jane : a murder », en hommage à sa tante, Jane Mixer assassinée en 1969. Par ce texte, elle veut remettre une pierre en place, celle causée par le manque de cette femme, étudiante au caractère libre, tuée de façon sordide aux abords d’un cimetière. Le meurtre n’a jamais été élucidé, classé « sans suite ». De terribles points de suspension qui marquèrent une famille aussi sûrement que les impacts de balles ayant défiguré Jane. On relia vaguement le meurtre à une série de crimes appelée « les meurtres du Michigan », tous perpétrés sur de jeunes femmes, avec une violence inouïe, et à la même époque, mais rien n’a pu être prouvé.
A la perte terrible de la jeune femme, vient s’ajouter celle de l’explication, du sens, de la justice. Le clan Mixer doit faire face à un vide vertigineux et se construire sur de la brume. Maggie Nelson, qui a aussi perdu son père très jeune dans de sombres circonstances, tente, à travers l’écriture de ce recueil, de faire sa part pour combler le puzzle familial qui la hante.
Alors qu’elle en termine l’écriture et pense mettre ainsi un point final à cette quête pour vaincre le vide, le téléphone sonne. Sa mère lui apprend qu’un inspecteur a rouvert le dossier et qu’il tient le vrai coupable dont l’arrestation est imminente. Un nouveau procès va s’ouvrir.
C’est ce procès que décrit Une partie rouge. La confrontation de nouveau à toutes ces images que l’on souhaitait oublier. Ces photos qu’il faut voir et qu’on évoque ensuite « comme on touche du bout de la langue une dent abîmée ». Les heures d’attente, ce suspect grabataire qui ne semble même plus comprendre pourquoi il est là après tant d’années. L’épreuve familiale terrible, notamment pour le grand-père de Maggie, père de Jane, qui oscille entre déni et désespoir, résilience et folie.
C’est le récit d’une procédure judiciaire dans son déroulement brut, le récit des petits trucs que l’on trouve pour échapper à l’horreur, à l’inconfort, à l’épuisement. C’est aussi le récit en filigrane de la propre enfance de Maggie Nelson, aussi chaotique que digérée par l’autrice.
On ne peut qu’être touché par le style, le choix des mots, l’honnêteté totale de la poétesse pour décrire cette odyssée d’une petite famille dans un procès que personne n’attendait plus et qui pourtant est plus que jamais nécessaire.
Maggie Nelson se livre sans fard, sans voyeurisme non plus. Elle laisse à son récit la puissance d’exister sans en forcer le trait, sans l’atténuer non plus. C’est la justesse qui nous frappe, une justesse qui nous apparaît comme l’équilibre d’un funambule oscillant entre deux buildings sur le mince fil du récit. Récit qui, comme souvent, dépasse la fiction, aussi palpitant qu’incroyablement dense pour un texte si court. Un texte qui nous livre visions microscopiques et universelles avec la même aisance. On passe plusieurs fois par chapitres d’un style à l’autre avec une étonnante harmonie : journal intime composé des pensées de l’autrice, de son intimité la plus profonde, road-movie quand il s’agit de la suivre dans ses innombrables déplacements, et bien sûr reportage d’immersion, portrait d’une affaire où l’on croise ce flic « dévoué à Dieu » et alcoolique repenti, ce tueur aux motifs indéchiffrables, l’appareil judiciaire aussi clinique dans son approche que bienveillant avec les personnes concernées, et une télé-réalité assoiffée de reconstruire une histoire de plus au panthéon de l’ombre d’une Amérique d’en bas. Un récit au rythme lent mais tendu, à la manière d’un Mindhunter ou d’un Fargo mais avec en plus l’incroyable la grâce des mots de Maggie Nelson qui font de cette Partie rouge une partie de nous.
Une partie Rouge de Maggie Nelson
Traduit par Julia Deck, paru aux Editions du Sous-Sol, août 2017