[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a quelques semaines paraissait aux éditions vagabonde un carnet de voyage unique en son genre, Cargo sobre, signé Thierry Marignac. En 2013, l’auteur est au creux de la vague. Dans ces moments-là, il faut une rupture totale avec la vie qui va mal, et le monde qui n’a rien de réconfortant. Marseille – New York en porte-conteneurs, sur un bateau où l’alcool est interdit : une rupture en forme de cure. Pendant les 15 jours que dure la traversée, Thierry Marignac écrit, il se souvient. Des autres surtout, et évoque ses rencontres avec des auteurs, aujourd’hui souvent oubliés, qui ont marqué leur temps. Il écrit Cargo sobre en quinze jours, le temps du voyage, et c’est de la pure littérature, et aussi des mots qui serrent le cœur quand, c’est rare, il parle de lui. Si vous avez envie d’en savoir plus, eh bien c’est très simple, allez voir un peu plus loin. Et achetez le livre…
Cette publication m’a donné envie d’en savoir plus sur les éditions vagabonde, qui depuis 2002, publient des textes singuliers, exigeants, soigneusement édités et élégamment habillés. De Robert Louis Stevenson à Hugo Ball en passant par Nick Tosches, le coq à l’âne n’est pas ce qu’il paraît, comme on va voir. C’était aussi l’occasion d’en savoir plus sur la relation qui unit un auteur-traducteur et son éditeur, puisque c’est avec vagabonde que Thierry Marignac a travaillé à la traduction du recueil de nouvelles de Carl Watson, Sous l’empire des oiseaux, et du roman Une vie psychosomatique.
Benoît Laudier et Thierry Marignac ont bien voulu répondre à l’appel.
Une interview ? Non, pas vraiment. Plutôt une invitation à vous attabler avec nous, à la table d’une brasserie parisienne ou d’ailleurs, à commander votre breuvage préféré, et à être le témoin attentif d’une partie de ping pong littéraire. Pas besoin d’arbitre, tout le monde est gagnant au jeu des affinités électives. Sachant que bien souvent, c’est dans les digressions que se cachent les pépites.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Benoît Laudier : C’était le 17 mars 1998, il était un peu avant 17:00, dans un bar de l’Odéon. J’avais lu Hôtel des actes irrévocables de Carl Watson, mais aussi ton premier roman, Fasciste, ainsi que ton essai sur Norman Mailer, et on a engagé la conversation là-dessus. J’allais te proposer de travailler pour une anthologie pour Larousse, Le siècle rebelle, qui devait paraître pour l’an 2000. Je t’avais confié l’anarchisme espagnol !
Thierry Marignac : Avant, nous nous étions appelés, et il était aussi question que je m’occupe des entrées Norman Mailer et Hunter Thompson pour ce livre. Et tu m’as dit : « On a personne pour l’anarchisme espagnol et le POUM. Il faut que tu analyses des opérations spécifiques, que ce soit vraiment circonscrit. » Délire…
BL : Tu l’as fait, finalement.
ThM : Je suis remonté jusqu’au XIXe siècle, les envoyés de Bakounine à Barcelone qui profitaient plus de l’irrédentisme des régions, tout le côté fédéraliste des anarchistes qui avait rendu si populaire l’anarchisme en Espagne où on était très opposé au pouvoir central.
BL : Tu as remis tes papiers à l’heure, tu as été grassement payé et tu as impressionné le responsable d’édition, Emmanuel de Waresquiel. Pas mal pour une première, non ?
Vous travaillez ensemble depuis… 18 ans, donc.
Comment expliquez-vous cette forme de fidélité ?
BL : On ne travaille jamais !
ThM : Si quand même, j’avais bien bossé pour la traduction de Sous l’empire des oiseaux de Carl Watson. Quant à toi, je ne sais pas ce que tu as fichu. Si, tu as donné un ordre à ta graphiste pour qu’elle fasse une belle couverture, ça n’est déjà pas mal.
BL : Oui, un joli rouge profond avec un oiseau à l’œil acéré. C’est effectivement le premier livre sur lequel on a réellement travaillé ensemble, à grand renfort de whiskies et de pizzas qu’on allait manger à deux pas de ton bureau, dans le 5e, chez tes amis Syriens.
ThM : Je me disais « il ne va pas les vendre, c’est un auteur génial mais personne ne le connaît, je l’emmène dans une galère. »
BL : De mon côté, je n’ai jamais pensé ça.
ThM : Et puis Daniel Mallerin, mon vieux complice du Dernier terrain vague, m’a dit : laisse-le faire, il faut qu’il fasse ses expériences.
BL : Et patatras, une demi-page dans le Figaro littéraire, puis un autre article, etc., et plusieurs centaines d’exemplaires vendus en quelques semaines.
ThM : Ça alors, je n’en reviens pas…
BL : Alors voilà, quant à la question sur la « fidélité ». Ça arrive, c’est tout.
ThM : On se voit trois fois par an, ça aide.
BL : C’est pas plutôt une fois tous les trois ans ? Quand vagabonde part à l’ouest, il part à l’est, on a nos petits arrangements comme ça, sans trop se parler, comme ça on est sûrs de ne pas trop se croiser. On s’est connus, on était jeunes et bêtes. Aujourd’hui, on l’est un peu moins… jeunes, bien sûr. Par ailleurs, émettons une hypothèse : il est possible qu’on puisse considérer Thierry comme « auteur » de Carl Watson. Dans certains gestes de traducteur, il y a quelque chose qui est au-delà, ou en deçà et au-delà de la transposition/translittération. Il me semble que Thierry continue à écrire en traduisant Carl Watson. Maintenant, le fait que tu reviennes avec deux livres qui paraissent pratiquement en même temps, ça doit en chatouiller quelques-uns parce qu’ils ne t’attendaient pas de si tôt…
ThM : Non, moi je ne crois pas. Je crois qu’on se disait : « bon débarras, au revoir, l’emmerdeur est sorti ».
BL : Bizarrement, à peu près tout le monde est passé à côté du petit trésor qu’est Milieu hostile[1]. Faute professionnelle gravissime (rires) de la part de la « critique »…
ThM : En fait, là, c’est plutôt la faute de l’éditeur. Ce mec n’avait même pas d’étiquettes adhésives pour faire les envois. Je les découpais moi-même ! Puis il s’embrouille avec son diffuseur…
BL : Pour en revenir à cette histoire de longévité et de fidélité, en fait on a tous les deux décidé de vivre très très vieux, voilà. Ça nous plaît de vieillir. On ne vieillira pas ensemble, mais on n’hésitera pas à refaire de temps en temps des bêtises ensemble.
ThM : C’est d’autant plus sympathique de continuer à faire des bêtises 20 ans plus tard. Le faire à l’acharnement, cent fois sur le métier. Ma tête roule par terre ? Je la ramasse et j’y retourne. De ce côté-là, on est sans doute un peu pareils, chacun dans notre domaine.
BL : Tu veux dire qu’on est déjà morts, mais que nous on le sait ? C’est pas bête, ça !
ThM : Oui, c’est peut-être ça. Une fidélité à tous ces rêves de jeunesse qui sont plus ou moins semblables. On n’a pas oublié d’où on vient.
BL : Dans une interview que tu as donnée au Choix des libraires, à la question « Comment l’écriture est-elle entrée dans votre vie ? », tu répondais : « Cette question ne s’est jamais posée pour votre bien obligé. Je voulais écrire de toute éternité, et je l’ai fait. » Et tu disais aussi : « La littérature me hante. » Je connais peu de romanciers qui soient capables de répondre ça… Et puis on a en commun certains goûts, pour Jacques Rigaut, Dada. On l’a vraiment lu et aimé aussi, le journal d’Hugo Ball.
ThM : Le bouquin qui m’a le plus impressionné chez vagabonde ces dernières années, c’est le texte de Hugo Ball, Flametti[2], qui raconte le quotidien du groupe dada d’une façon absolument non conventionnelle. Dans le premier chapitre, le mec part pêcher le brochet pour nourrir sa troupe ! C’est la vie du Cabaret Voltaire telle qu’on ne l’avait jamais lue, exactement ce qu’on attendait : comment avait pu naître ce mouvement au beau milieu de la guerre, avec Lénine qui jouait aux échecs en ville. Comment ce type trafique de la dope pour nourrir ses danseuses. On sort vraiment du regard religieux qu’on a habituellement sur ce mouvement. Ce machin est trop marrant ! J’étais tellement content de lire ça…
BL : A ma connaissance, Thierry est le seul à avoir eu un tel regard sur ce livre, juste, cela va sans dire. Comme quoi, « lire est un métier qui ne s’apprend pas ».
Vagabonde, qu’est-ce que c’est ?
Comment la maison d’édition est-elle née ?
BL : Si j’ai bonne mémoire : une soirée trop arrosée… Le lendemain, il fallait bien assumer. Plus sérieusement : après avoir travaillé dans la presse et l’édition, je m’étais mis à œuvrer pour des marchands de livres anciens, on me donnait des catalogues à rédiger, je passais un peu de temps dans des salles de ventes, ce qui du reste nous a permis de dégager rapidement quelques fonds, car il m’est arrivé d’avoir des commissions sur certaines ventes. Et lors d’un séjour à Bruxelles, je suis tombé par hasard sur ce texte de Pol Vandromme, Roger Nimier, le grand d’Espagne, édité par Jacques Antoine en Belgique uniquement. Une fois lu, j’ai pensé à le publier en France. Mais chez qui ?
Alors j’ai écrit à Pol Vandromme, et j’ai reçu une merveilleuse lettre en réponse, rédigée à l’encre bleu pâle. Il me disait que c’était la première fois qu’on lui proposait d’éditer « convenablement » ce texte, auquel il tenait beaucoup, et il concluait à peu près comme cela : « Vous feriez bien de monter votre maison d’édition », tout en signant : « Votre parrain. » J’ai donc refait le trajet dans l’autre sens, Paris-Bruxelles, pour le voir. Il est venu me chercher à la gare avec Madame, nous avons déjeuné ensemble, etc. Le reste de la journée se perd dans les brumes de Loverval, où il résidait… On a dû terminer la journée ivres morts. Mais avant de repartir, il m’a dit quelque chose qui a sans doute compté : « Je sens que si quelqu’un veut vous décourager, vous pousser à renoncer à ce projet, vous le ferez quand même. »
Ce qui a été le cas. A peu près tout notre entourage – pas Thierry – a cherché à nous en dissuader. Mais comme nous n’avons pas voulu trahir cette promesse faite à Pol Vandromme, le livre a bel et bien été édité…
La nature des textes publiés par vagabonde s’est-elle affinée avec le temps, ou bien saviez-vous dès le départ dans quelle direction vous vouliez aller ?
BL : Sans aucun doute, pour « l’affinage », mais je ne saurais vous dire comment, ni même pourquoi… Et non, nous ne savions résolument pas où cela allait nous « mener » – par le bout du nez, en somme.
ThM : Il y a un fil sur le voyage, le déplacement. Mais aussi un fil stylistique.
BL : C’est probable, entre un certain « classicisme », des aspects qui nous semblent intéressants dans la modernité, dans la fiction contemporaine, et une certaine idée du voyage. Ezra Pound écrivait : « Tous les siècles sont contemporains. » Comme bien d’autres maisons d’édition, il n’est pas inintéressant de passer d’un temps à un autre, ne serait-ce que par curiosité, et pour éviter toute lassitude. Quant aux passerelles, ce serait aux lectrices/lecteurs de les établir, d’en parler éventuellement… Ceci dit, pour prendre deux exemples, Carl Watson et Georg Büchner nous semblent appartenir à la catégorie des « voyants », de ceux qui ont « vu les os nus de la vie ». L’écart du temps n’y change rien. Comme Alfred Dogbé me l’a dit un jour, alors que je lui avais offert les œuvres complètes de Chamfort : « J’ai envie de monter un spectacle de théâtre avec des extraits de cette œuvre ». Et il disait cela comme si Chamfort était vivant. La logique du vivant, donc, prime sur le reste…
ThM : Alfred Dogbé, c’était un écrivain nigérien qu’on connaissait, avec mon ami Daniel Mallerin. Etre écrivain dans un pays où presque personne ne sait lire, c’est difficile. Comme il ne voulait pas se vendre à un pouvoir, il faisait des pièces de théâtre. Au théâtre, il n’y a pas besoin de savoir lire. Ses pièces étaient jouées un peu partout. Sa grande envie, c’était d’écrire un roman et d’être publié à Paris. Il a écrit des nouvelles extraordinaires, il y en a quelques-unes sur mon blog.
C’était quelqu’un de remarquable, intelligent et perceptif. A chaque fois qu’il venait à Paris, il disait : « Je vais l’écrire, mon roman. » Mais à chaque fois, il était sollicité par un collectif quelconque et il repartait dans le théâtre. Il avait été très impressionné par Renegade Boxing Club[3], surtout par l’aspect traduction et par la ville noire. Il m’a même expliqué quelques trucs sur ce sujet-là. Il avait cru comprendre, avec Renegade, comment écrire un roman. Il n’est jamais arrivé au bout du sien. Je lui avais dit, entre autres, que pour qu’un roman fonctionne, il ne fallait pas plus de cinq personnages principaux. Il m’avait regardé, interloqué : « Ah ! Dans le mien, il y en a 50. C’est pour ça que ça ne marche pas… » Tout le village quoi ! Je lui ai donné mes fameux « trucs », avec d’autant plus de plaisir qu’il absorbait ça immédiatement. Malheureusement, il est mort avant de l’avoir fait. Il existe un projet d’éditer ses nouvelles, j’espère qu’il verra le jour. J’ai été très triste quand j’ai appris sa mort, j’ai même écrit sa nécrologie…
BL : Tiens, tu devrais te dépêcher de faire la mienne…
ThM : « Depuis le temps que cette éponge était imbibée, ça lui pendait au nez… », ça te va ?
BL : Oui, comme un gant. De quoi parlait-on ? Ah oui : la « zone » vagabonde ou un truc dans le genre. Une partie du catalogue est certes fondée sur le principe du déplacement, avec des auteurs qui n’avaient rien à faire à un endroit et qui y sont allés quand même, sans doute pour éprouver quelque chose qu’ils n’avaient pas connu avant, par curiosité, qu’importe. William Langewiesche est de ceux-là, l’auteur américain de Sahara dévoilé notamment ; il a été correspondant de guerre au Pakistan, en Afghanistan, passant plus de trois ans en Irak par la suite, etc. Au milieu des années 90, il se retrouve à Alger, commence à comprendre ce qui se trame avec le GIA, la « révolte du pain »… Il aurait pu rentrer à la maison en Californie retrouver sa famille. Eh bien non, il décide de rejoindre Dakar et traverse par ses propres moyens le Sahara occidental… autant dire qu’il lui arrive quelques aventures. Dans un autre registre, Cargo sobre, tout comme Vint[4], ont aussi comme cœur central le déplacement.
Côté fictions, nous ne rechignons pas à éditer des nouvelles (récemment celles de Laszlo Krasznahorkai, Sous le coup de la grâce), des livres mis en images (La première cigarette de Johnny, de Nick Tosches), les écrits de Pierre Lafargue (ses récentes Aventures), et de la poésie… Car sans poésie, on ne serait pas tout à fait les mêmes. Enfin bref, comme bipèdes, nous sommes résolument productifs… On n’est pas les seuls, heureusement.
Quelle est la différence entre la relation auteur/éditeur et la relation éditeur/traducteur ?
ThM : La relation auteur-traducteur est moins transférentielle (rires!). On a quand même moins d’enjeux sur la traduction du livre d’un autre que sur son propre bouquin. En principe. Pour Carl Watson, il y avait un enjeu littéraire et personnel. J’éprouve une admiration énorme pour lui, et le moins qu’on puisse dire c’est que ce n’est pas une littérature facile à imposer. Elle est complexe à lire et à traduire. Pendant très longtemps, la réaction des lecteurs, c’était « on ne comprend pas de quoi ça parle. » Et puis Carl est un vieil ami maintenant.
BL : Bizarrement, de mon côté, ce sont avant tout des femmes qui ont su m’en parler. Surtout d’Une vie psychosomatique.
ThM : Ça m’étonne pas des gonzesses ! (rires) Donc Watson, c’est un contre-exemple, d’autant qu’à l’époque, je portais « mes » auteurs à bout de bras.
Et la relation auteur/éditeur autour de Cargo sobre ?
ThM : En fait, avec Cargo Sobre, c’est la première fois que je suis auteur chez vagabonde.
BL : Fallait bien que ça nous tombe dessus !
ThM : J’ai réussi à l’obliger. Je lui ai tordu le bras dans le dos. Je lui ai dit : « Écoute, on ne parle que de moi en ce moment, tu dois publier mon journal de voyage… » Ça ressemblait à une partie de ping pong. A un moment, j’ai senti la fêlure dans la voix : tu m’as dit « Envoie-le moi. » Après, il n’y a pas eu de problème. Ça a été assez simple, tu m’as répondu le lendemain.
BL : Étrangement, il n’y a qu’au moment des épreuves que tu t’es souvenu des deux-trois choses à modifier, ce qui permettait à une partie du texte de mieux se « tendre », comme un arc, et ça, c’est bien. Il faut bien avouer que dès qu’on fait une suggestion à Thierry, sa réaction première est : « Tu ne touches pas à mon texte. » Ce dont il n’est jamais question du reste. Là, on sort, on va boire un Perrier en terrasse, on laisse infuser, au besoin on relit ce passage de La Fontaine où il parle des écrivains en ces termes : « La pire des engeances… ». Bref, peu de temps après, Thierry revient à la charge : « Finalement, j’ai pensé à un ou deux trucs qu’on pourrait faire… » Faire confiance aux autres, voilà ce qu’il faut s’évertuer à faire, partir de l’attention, et enchaîner dans le questionnement, de manière à porter au maximum d’intensité le texte. Thierry sait faire, l’air de rien.
ThM : Donc tu vois, tu travailles quand même ! Tu fais ton travail d’éditeur.
BL : Je suis aidé, et on essaie, oui, de faire le boulot. Fais confiance aux lecteurs… Plusieurs personnes l’affirment déjà : « Cargo sobre est le meilleur livre de Thierry Marignac. » Donc ça valait sans doute le coup de s’y mettre vraiment, au boulot.
ThM : Pourtant c’est un texte qui m’a pris très peu de temps : quinze jours quoi ! Alors bien sûr, il y a eu un peu de cuisine. Là, j’ai fait un truc sur les grues, donc il fallait que je balance un truc plus personnel. Ce genre de chose. Un travail de composition, sur la structure. Alors qu’avec un roman, ça n’est pas du tout pareil.
BL : Le principe essentiel de ce texte, c’est l’effet patchwork dada, les surprises qui en découlent de par son montage, sa temporalité bousculée. C’est mieux qu’un polar ! Il y a une gamme, des motifs, le travail sur le temps, etc.
ThM : Les rencontres avec les auteurs ou les poètes, on a envie de les raconter. Et puis je n’ai pas fait exprès, mais en gros je n’ai parlé que d’auteurs pratiquement inconnus, ceux qui me revenaient au fur et à mesure de la traversée. Ce livre a dormi deux ans dans mes tiroirs : à un moment je me suis dit que je pourrais avoir, pour une fois, une ou deux idées commerciales, parler de gens un peu connus. Et puis non, finalement.
BL : Un catalogue de déclassés en somme, de gens qui te tiennent vraiment à cœur. Mais aussi un récit de l’endurance, comme chez Schackleton[5], mais autrement éprouvé bien sûr. Et puis le cœur de l’affaire demeure la beauté, la beauté naissante, ce qu’il est encore possible d’en percevoir… J’ai toujours admiré ça chez Thierry, sa manière de déplacer un tant soit peu le propos. Je n’ose imaginer ceux qui, le fessier vissé sur leur chaise, devant leur ordinateur, et qui pensent toujours à composer ainsi, ce qu’ils pourraient penser d’un tel livre. C’est toujours mieux, il me semble, de ne pas écrire dans un cadre trop franco-français, limité, et surtout, comme tu le fais, de se nourrir d’autres langues, de côtoyer les autres, ailleurs. Au moins tu évites ces vilains travers, propres à tant d’autres : parler de ton enfance, de ton nombril, de ta famille, etc. Je me demande parfois ce qu’attendent leurs éditeurs pour leur couper les mains.
ThM : Ça me rappelle ce qu’a dit un jour Dominique De Roux dans Immédiatement : « Toute la France veut raconter son enfance, mais on s’en fout de ton père d’abord et de ta mère ensuite. »
BL : Quand tu émets l’hypothèse qu’il n’y a que les autres qui existent, et que toi, tu agis dans l’écriture, tu parles beaucoup mieux des autres que de toi. Toi, tu as très bien compris ça, eux, non…
[1] Roman de Thierry Marignac paru en 2011 chez Baleine.
[2] Hugo Ball, Flametti, Vagabonde.
[3] Thierry Marignac, Renegade boxing club, Série noire Gallimard.
[4] Thierry Marignac, Vint – Le roman noir des drogues en Ukraine, Payot & Rivages, 2006.
[5] Ernest Henry Shackleton, explorateur né en Irlande en 1874 et mort en 1922, prit la tête de l’expédition Endurance (1914-1917), en Antarctique. Ernest Shackleton, L’odyssée de l’endurance, disponible en Livre de poche.
Le site de vagabonde | Le blog de Thierry Marignac