[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#e6b402″]C[/mks_dropcap]ueillir un destin dans une adolescence. Être révélé par une femme comme on l’est toujours finalement. Un être hors de sa sphère, hors de sa bulle, qui vous révèle que le monde est plus vaste que celui de vos parents, de vos frères, de vos routines et de vos habitudes.
Et puis, l’amour qui survient et fait dérailler l’insouciance, lui fait prendre conscience de la gravité de l’existence, de sa solitude, de la finitude aussi. Et les frissons nouveaux qui viennent tout bouleverser, vous donner le sens de la profondeur, du tragique également.
Dans une rencontre amoureuse est toujours tapie la hantise de l’abandon, de la perte et de la disparition.
Évoquer Vera de Karl Geary, publié chez Rivages fin août, c’est avant tout parler de cela. Le cadre est celui de l’Irlande. Cette ambiance, on la connaît, notamment par des films comme Les Cendres d’Angela.
Sonny a seize ans, est d’une famille nombreuse et désargentée. Il travaille après les cours dans une boucherie. Il aide parfois son père à effectuer des travaux dans les quartiers bourgeois. C’est ainsi qu’ils retapent une maison, et vont quérir du thé chaud auprès de sa seule locataire. Elle vit seule. Elle est blonde. Elle est belle. Sublime comme un secret.
Un jour, alors qu’il rôde autour d’elle, le jeune homme la sauve d’une tentative de suicide. Il ira la visiter à l’hôpital et lui faire lecture d’un livre. Il s’éprend d’elle. Elle demeure son recours, son refuge quand il fugue, quand il est viré provisoirement de son lycée, quand il est ramassé ivre par les flics, ou même quand il traîne avec Sharon, une fille aussi paumée que lui (plus ou moins sa petite amie).
L’histoire pourrait paraître banale. Un adolescent s’éveille à la beauté et au désir d’une femme. Mais on ressent d’abord une intimité profonde avec lui. Et avec tous les protagonistes du livre, même lorsqu’ils sont des personnages secondaires. On ressent la détresse et la somme de déceptions qu’a connues sa mère, ce père aussi qu’il aime, à qui il ramène des clopes et dont on sent qu’il est en perdition, seulement ranimé par les courses hippiques ou les vieux films qu’il regarde à la télévision. D’emblée, on est plongé dans le quotidien du jeune homme, auprès des clients de la boucherie. Avec le sentiment de cette promiscuité dans laquelle il évolue sans cesse. On sent qu’il peut mal tourner. Son avenir est encore indécis.
Geary met en place un curieux monologue intérieur qui sert de base à sa narration (on en ressent toute la beauté dans la traduction de Céline Leroy). N’évoquant son personnage qu’en disant « tu ». Et ce tutoiement systématique induit une intimité immense de la part du lecteur, qui a le sentiment d’entendre et de ressentir tout ce que Sonny traverse. Comme s’il lisait une voix intérieure et secrète, celle de sa conscience. Et tout est vu par ce prisme. Y compris cette femme belle et presque irréelle à sa première apparition, comme hors de son monde. Et pourtant elle lui sourit, elle n’a pas passé sur lui comme s’il n’existait pas. Elle est peut-être la première à le voir véritablement.
Et la lumière change. Désormais c’est autour d’elle qu’il va vivre. Guetter un signe d’elle. S’approcher doucement, d’abord craintif. Mais irrésistiblement, il sera attiré vers elle, jusqu’à s’introduire dans sa maison vide comme un voleur, pour goûter un peu du parfum qu’elle aura laissé dans son passage. L’ailleurs irrésistible de la rue presque interdite (« Montpelier Parade« ) où elle habite et où il est un intrus.
Et tout se devine. Tout se déroule au plus près de lui, avec sa compréhension parcellaire de l’univers. L’atmosphère est parfois naturaliste (dans sa famille), violente et paradoxale (sa relation avec Sharon) et totalement romantique, fébrile et fiévreuse (auprès de Vera).
Et peu à peu, cette mosaïque qui paraissait toute simple, presque banale, acquiert un souffle, une force d’évocation qui finit par englober avec force toutes ces vies cabossées.
On oublie l’Irlande, ce côté pittoresque qu’on lui donne parfois. On est dans une société à la lumière crue où les classes sont bien délimitées (ainsi qu’on en a l’illustration dans l’épisode tapageur de la visite au musée où Scotty et Sharon sont si turbulents qu’ils se font virer).
La réalité est bornée, cadrée, codifiée et hermétiquement close. Personne n’a jamais osé remettre en cause son ordonnancement. Chacun reste à sa place, à se regarder en chiens de faïence avec un vague sentiment de méfiance et de mépris. Une hostilité latente entre les castes.
La transgression de cette histoire d’amour est également sociale, en plus de la différence d’âge. Car ils s’émancipent de toutes les conventions. Ils se correspondent et le sentent.
Elle dans sa solitude, son désespoir, ce quelque chose de triste, de mystérieux et beau comme une pénombre qui semble nimber chacun de ses actes.
Lui dans la fascination et l’attraction qu’il éprouve, son envie de la protéger et de la sauver. Ils touchent à quelque chose de plus profond. À une forme d’évasion et de liberté quand leur réalité, à l’un comme à l’autre, ressemble à une impasse.
On ne comprend pas tout à fait ce qui les lie, sinon cette envie d’échapper chacun à leur condition en se permettant cette étreinte qui atomise les certitudes et les chemins tous tracés. Cette liaison annihile les routines, les habitudes et envoie le reste du monde au diable. Dans leur amour singulier, il y a cet aspect-là. Ils s’offrent un répit ou une parenthèse d’absolu. Ce quelque chose d’un peu hors de l’espace et du temps qui ressemble à une effraction, une incursion de l’humain dans une dimension qui ne lui appartient pas.
Comme une suspension de la fatalité. Du sublime, de l’oubli. Cette folie qui, un temps, prend le contrôle de nos vies, parce qu’on a rencontré quelqu’un qui vous écoute, qui vous regarde, et semble vous reconnaître d’emblée.
Le personnage de Vera demeure longtemps une énigme. On ne la connaît que par ses réactions souvent étranges et inattendues aux excentricités de Sonny, à sa dévotion maladroite et à ses audaces. Et c’est avant tout ce côté imprévisible, absolument hors de tout ce qui est attendu qui la rend belle. Fascinante. Énigmatique et inquiétante aussi.
Alors qu’autour de Sonny, les gens continuent de se comporter comme à l’habitude, c’est cet îlot singulier qui va l’absorber tout entier. Cette femme qui ressemble à une terre inconnue, quand ses jours à lui semblaient bien répétitifs et gris.
C’est un récit « tout en retenue » dit la quatrième de couverture. Et c’est cette pudeur qui finit par rendre bouleversante cette romance. Dans tout ce qui n’est pas dit, mais dans tout ce qui se laisse deviner. Cet art de la suggestion derrière l’anecdote, derrière l’anodin, au-delà de l’évidence.
Quand le tourment des âmes affleure et vient doucement contredire toutes les apparences. Cette banalité trompeuse prend l’ampleur d’un mélodrame. Au cœur de la fragile éternité que l’amour convoque parfois dans nos vies, au cœur de tout ce qui ne peut durer. On voit se profiler les premières désillusions, les chagrins et les deuils qui jetteront leur ombre sur l’avenir. Même à l’échelle d’un jeune un peu désaxé, dans l’âpreté d’une rude réalité sociale, il y a cette lueur de grâce qui bien souvent fait basculer une existence.
On aura vécu dans cette intériorité-là, d’une manière impressionniste, par petites touches. On en aura saisi la vérité, l’authenticité, les non-dits également.
Ce roman-là est d’un raffinement intense sous son apparente simplicité. Ce sont deux solitudes opposées, deux moments de la vie contraires qui se rencontrent, l’un tourné vers l’avenir, l’autre dans l’ombre de son passé. Entre eux quelque chose est impossible. Et pourtant le désir advient.
Dans la beauté d’un amour improbable.
Vera de Karl Geary
Traduit par Céline Leroy, éditions Rivages