Succombez au charme de Conor O’Brien ! L’Irlandais dévoile ici une étourdissante collection de pièces folk-soul. Mais le classer dans ces tiroirs du style serait bien trop commode, tant la qualité des compositions et leur production impressionnent. Sur ce nouvel album finement baptisé The Art Of Pretending To Swim, le grand architecte de Villagers ne fait pas semblant : sous ses airs juvéniles se cache un auteur-compositeur drôle et spirituel, dont le spectre des influences s’élargit au fil des années : qui peut citer George Harrison, Nico Muhly et Destiny’s Child dans un même souffle ?
Darling Arithmetic est sorti un mois avant le référendum de 2015 sur le mariage gay en Irlande. Ce disque parlait de sexualité, d’homophobie. Il est devenu malgré toi la bande-son du référendum. Comment as-tu vécu cette période ?
Un titre de Kylie Minogue aurait été une meilleure bande-son (rire). C’était une année importante pour l’Irlande. Les discours sur la sexualité ont évolué radicalement. Sur le moment, je n’ai pas réalisé à quel point Darling Arithmetic avait accompagné cette période. Peut-être parce que je n’y attache pas vraiment d’importance. Je parle peu des problématiques sociopolitiques car j’ai le sentiment de ne pas maîtriser tous ces sujets et leurs zones d’ombre. Avec ce référendum, tout était clair et limpide. J’ai senti comme une pression pour que je devienne un des porte-paroles du débat. Pour une fois, j’ai estimé qu’il serait bon que je m’investisse. A la suite de ça, j’ai donné deux concerts à Dublin la veille du vote. Ils étaient d’une puissance incroyable. Idem le lendemain du vote à Cork. Tous étaient sold out avec un public qui hurlait. C’était dingue.
Tu as une conscience politique. Tu as parlé ouvertement de tes positions en faveur de la légalisation de l’avortement en Irlande, sur le mariage gay. Tes textes ne reflètent pas systématiquement cette direction engagée, ils sont plus subtils. Pourrais-tu nous dire pourquoi ?
Parce que je n’y arrive pas. J’ai essayé quand j’avais 14 ans et que j’étais un fan de The Clash. Mon cerveau est plus cosmique que politique. Ecrire sur des faits n’est pas mon fort. Je suis plus dans une imagerie subliminale. Et je suis très heureux comme ça.
Dans quelle mesure tes méthodes de création et d’enregistrement ont-elles évolué au cours des années ?
Le changement est drastique sur le nouvel album. J’ai passé une année complète à construire un nouveau studio et à essayer de comprendre comment utiliser ce nouvel équipement. Je n’ai composé de nouveaux titres qu’une fois ce chantier terminé. Il a fallu passer de réflexions techniques et factuelles à une humeur plus rêveuse, plus propice à la composition. Beaucoup d’options se sont développées. Avoir un excellent studio pour la première fois de ma vie offrait différentes options de textures. J’avais tout ce qu’il fallait à portée de main sans être limité techniquement. Je me suis parfois senti perdu. J’ai beaucoup expérimenté. Par moment je créais de la musique horrible. Heureusement, c’est allé en s’améliorant (rire). On est loin des méthodes de travail de mon premier album qui, étant enregistré dans un studio extérieur, était plus collaboratif.
Tu as affirmé que nous vivions dans un monde dystopique où la technologie avait pris le dessus sur nos vies de tous les jours. C’est un sujet récurrent dans le travail des artistes contemporains (Gruff Rhys, Martin Carr). Quelle est ton opinion sur nos nouvelles addictions ?
Je n’ai pas lu de livre pendant deux ans car je passais ma vie sur mon téléphone. Je ne pouvais pas continuer ainsi. En janvier dernier, je me suis échappé quelques jours avec une tonne de livres. J’ai réalisé à quel point j’avais perdu certaines fonctions de mon cerveau. Je n’arrivais ni à me concentrer, ni à me projeter dans l’univers de ces romans. La technologie n’a pas que du bon. La dernière chanson de l’album parle d’Ada Lovelace, la mathématicienne qui découvrit le premier algorithme mécanique. Je trouvais intéressant de l’utiliser comme une métaphore de notre esclavage informatique et mécanique, mais aussi spirituel et cosmique. C’est un sujet vaste et passionnant, mais je n’en ai pas encore trouvé toutes les clés (rire).
Lors de notre précédente rencontre, tu m’avais confié vouloir enregistrer un disque composé quasi exclusivement de sonorités humaines et de cordes. Pourquoi avoir écarté ce projet ?
Vraiment ? J’en ai un vague souvenir. Ce n’est pas si éloigné d’Again, le titre qui ouvre l’album (il se met à chanter). Et puis on retrouve beaucoup de cordes sur The Art of Pretending to Swim. Je n’ai pas l’impression d’avoir le contrôle sur la création de mes albums. J’ai beau avoir des envies, la vie de tous les jours leur fait prendre des directions différentes. Je passe plus de temps à supposer qu’à savoir. Le résultat doit être moins expérimental que ce à quoi tu t’attendais. Sans doute plus pop. J’ai enfin enregistré mon album à la Rihanna (rire).
As-tu enregistré tous les instruments “classiques” seul ?
Oui. A la toute fin de l’enregistrement, un ami est venu ajouter des percussions, un autre des cuivres. Les cordes sont un mélange de samples et d’instruments joués en live. Mais c’est un secret, il ne faut le répéter à personne (rire). C’est le Crash Ensemble qui a joué les parties de cordes. Ils sont connus en Irlande pour leur musique classique minimaliste. Ils ont notamment travaillé avec Nico Muhly. Quelle expérience formidable que de les regarder travailler. Je pensais que leurs arrangements ne fonctionneraient pas sur Hold Me Down. Ils m’ont demandé de leur faire confiance. Ils ont eu raison.
Comment se sont passés les premiers concerts que tu as donnés pour le nouvel album ?
Le premier était à Dublin avec The National. On a travaillé deux semaines en amont avec les musiciens et tout s’est bien passé. On a développé une nouvelle technique sur nos synthés. Nous avons un nouveau membre dans le groupe. Il joue du cornet et des synthés. Nos concerts seront différents. Les nouveaux titres ont un bon groove. On va passer un bon moment.
Tu as quitté ton village de bord de mer, où tu habitais depuis de nombreuses années, pour habiter le centre de Dublin. Ce changement de cadre était-il nécessaire à un renouvellement artistique ?
Je suis encore en phase d’adaptation, pour être honnête : j’ai peut-être fait une erreur en déménageant à Dublin (rires). Je me retrouve au cœur du réacteur, précisément dans l’endroit où je venais pour boire et faire la fête. Maintenant, j’y vis et il y a beaucoup de raisons pour ne pas travailler (rires). Mais je suis un gros bosseur donc je m’y remets tous les jours malgré les nombreuses distractions : je reçois de nombreux coups de fil car les gens habitent tous dans le quartier!
Pourquoi l’album s’ouvre-t-il sur le bruit des mouettes ?
Je voulais installer le décor : ce son évoque la sensation d’être dehors, à l’extérieur. Les oiseaux m’intéressent. Quand tu n’entends pas le son des oiseaux, c’est un signe de danger. Leur silence est préoccupant alors que le seul fait de les entendre est rassurant. J’ai grandi au bord de la mer. Et j’ai toujours adoré les collages sonores, les « field recordings », les samples de radio, etc..
Sur le nouvel album, tu nous embarques dans un long voyage qui débute avec les arpèges familiers de Again et s’achève sur Ada et ses arrangements somptueux. Ce titre qui clôt The Art Of Pretending To Swim est une forme de cadeau : comme si All Things Must Pass de George Harrison rencontrait Moon Safari de Air !
Wow! J’écoutais beaucoup ces deux disques en écrivant l’album. J’aime le son d’ All Things Must Pass et les voix lead doublées, que l’on retrouve chez Harry Nilsson ou Fred Neil. Quant à Moon Safari, j’y reviens volontiers, notamment pour la qualité de la production.
Tu as dis : « selon moi, l’album est comme une prière : si vous l’écoutez du début à la fin puis recommencez, vous revenez toujours au point de départ” Peux-tu nous expliquer ?
Ça marchait mieux avec la version complète de Ada que l’on a décidé de publier par ailleurs sur un EP car on trouvait in fine que ladite version était trop chargée pour l’album. Dans cette Ada alternative, on entend de nouveau les mouettes à la fin, John Grant et Lisa Hannigan reprennent les paroles de Again, la chanson qui ouvre le disque. Mais on a finalement abandonné cette option! (rires)
L’idée était de démontrer que l’on peut être le serviteur de quelqu’un, être au service d’une cause et l’apprécier, s’en satisfaire. J’écoutais You Gotta Serve Somebody de Bob Dylan en boucle, je suis obsédé par cette chanson : c’est presque libérateur de le considérer ainsi : « ok, je suis au service de quelqu’un ou quelque chose et ça me convient ». Tout dépend ensuite de la façon dont tu t’en sers, comment tu transformes cet état de manière créative. D’où Again, le cercle, le cycle de la foi, le tour complet!
Ce disque sonne aux premières écoutes comme le plus varié de tes albums. On y entend des titres pop fantastiques et des morceaux plus expérimentaux comme Real Go-Getter. Dans quelle mesure reflète-t-il tes goûts musicaux et ce que tu écoutais pendant son élaboration ?
C’était drôle, la semaine dernière, le public semblait en effet un peu surpris lorsque j’ai joué Real Go-Getter pour la première fois. Pendant l’enregistrement, j’écoutais Alice Coltrane, Pharoah Sanders, Al Green, Bill Withers : beaucoup de musique noire américaine et de soul.
Terry Callier aussi ? On devine son influence sur certains titres.
Oh oui! Son premier album The New Folk Sound of Terry Callier. J’adore, super cool. Je ne l’ai pas écouté récemment mais j’ai eu une grosse phase Terry Callier. Et le son de la batterie était très important aussi. J’ai réécouté La Ritournelle dont la batterie est jouée par Tony Allen, le batteur de Fela Kuti. Quand je programmais les batteries, j’essayais de recréer ce son chaud et magique de caisse claire…en utilisant des machines (rires).
L’album révèle aussi des influences soul et RnB plus récentes. Quelles sont tes références en la matière ? Sur un titre comme Long Time Waiting, elles semblent évidentes, surtout au niveau de ton chant. Cela est-il venu naturellement ou bien as-tu mis du temps à trouver la bonne approche ?
C’est la chanson favorite d’une de mes meilleures amies. Elle essaie tout le temps de me convertir à TLC et Destiny’s Child. C’est une DJ. Elle m’invite à danser sur ce genre de musique en soirée. Elle a réussi à me convertir un soir du nouvel an. J’ai par la suite écrit cette chanson, sur laquelle on peut l’entendre aux choeurs. J’aime cette énergie dans le chant, j’ai réécouté un peu D’Angelo par exemple (Conor se met à chanter d’une voix haut perchée). Tant de musiciens sont plus cool que moi…Pour moi, ce genre de jazz spirituel, de soul, de gospel est un antidote à notre tendance à trop penser, trop analyser. Ça vous donne plus d’espace pour ressentir la musique. J’ai tenté de m’en approcher sur Long Time Waiting.
Les titres de tes albums sont toujours originaux et semblent choisis avec soin. On y devine un double sens, comme sur The Art Of Pretending To Swim. Peux-tu nous en dire plus sur ces titres d’albums et de chansons ? Et au fait, sais-tu nager ?
Oui oui, je sais nager. Je nage encore plus depuis l’enregistrement de cet album (rires). J’écrivais une chanson (titre de travail : The Art Of Pretending To Swim), je ne l’ai pas terminée mais les paroles qui lui étaient destinées en illustrent de nombreuses autres sur l’album. On les retrouve sur presque toutes les chansons. Ce titre inachevé représente l’ADN du disque, il en est devenu le fil rouge. Une fois l’album terminé, j’ai décidé d’en faire un instrumental qui sortira en même temps que la version complète d’Ada. Il y a un sample tiré d’une vidéo signée d’un artiste des 60’s : la scène se passe à Los Angeles, le gouvernement américain faisait des tests en donnant du LSD à des « patients ». Les docteurs lui posent des questions alors qu’il est en pleine montée. La vidéo est incroyable. J’ai gardé la partie finale où le type sous acide fond en larmes en expliquant qu’il ressent toute la beauté du monde, face aux médecins perplexes. Pour revenir plus précisément au titre, il y naturellement un double sens : si tu fais semblant de savoir nager, tu meurs. C’est un peu ma vision de la vie : on ne nage pas vraiment, on ne se noie pas réellement. C’est ce qui la rend belle, on improvise tout le temps : c’est magnifique et terrifiant à la fois. Comme les algorithmes.
“Mon cerveau serait un vrai bordel si je ne chantais pas, si je n’écrivais pas de musique”. Peux-tu développer ? Et nous en dire plus sur l’ambivalence qui existe chez de nombreux chanteurs : la timidité et la nécessité de la scène.
Le weekend dernier, j’étais témoin au mariage de mon meilleur ami. Je déteste parler en public mais je devais faire le petit speech. C’était chouette, c’était vraiment drôle. Je suis d’une nature extrêmement réservée mais c’était bien pire avant. Ado, je ne parlais à personne. Enfin si, à deux ou trois amis. Mais je prends un tel plaisir sur scène, je me sens à l’aise, je me sens chez moi dans ce contexte. On se force à monter sur scène, ce n’est sans doute pas l’endroit où l’on rêve de passer tout son temps. Mais curieusement, ça me rend heureux.
Peux-tu nous parler des samples, que tu utilises ici pour la première fois ?
On entend les Dixie Hummingbirds sur Love Came With All That It Brings. Et aussi Donny Hathaway sur Long Time Waiting. Ce n’est pas exactement sa voix, plutôt un extrait de Sugar Lee quand on entend les « woo-hoo! » en boucle. On n’était pas certain d’avoir les droits, j’avais donc envisagé d’enregistrer mes amis pendant une fête au studio et recréer ces « woo-hoo! » mais avec l’accent irlandais, ç’aurait sonné nettement moins cool (ndla : Conor nous le prouve de façon hilarante en lançant des « woo-hoo » à la sauce gaélique)
Real-Go-Getter et son approche électronique se détachent du reste de l’album. Malgré quelques titres dispersés ces dernières années, tu n’avais jamais affiché aussi ouvertement ton amour de la musique synthétique.
J’avais enregistré 10 minutes de krautrock qui avaient été utilisées pour l’expo d’un ami en Pologne. Mais cette nouvelle chanson Real Go-Getter était comme un encouragement à moi-même, je m’en servais comme d’une méthode Coué. Je chante « Things have got better » comme pour me convaincre et je voulais que l’on entende ces roulements éclatants de la boîte à rythmes jusqu’à la fin. J’ai hâte de la jouer en concert, il y aura même un solo de cornet!
Au début de ta carrière, tu as joué avec Cathy Davey. Es-tu toujours en contact avec elle et son mari, Neil Hannon de Divine Comedy ?
Oui bien sûr, on est toujours amis. Ils vivent dans une ferme. Elle s’occupe des animaux mais continue de faire de la musique.Tout comme Neil Hannon, je crois (sourire).
The Art of Pretending to Swim de Villagers
chez Domino Records le 21 septembre
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Interview réalisée par David Jégou et Dottore Roccabosco
Merci à Florence Muteba