[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a des romans qui, en leur temps, passent entre les mailles du filet des éditeurs ou de leurs agents les plus aguerris. Le Voleur de voiture, premier roman de Theodore Weesner, fait partie de ces curieuses anomalies éditoriales… Publié aux Etats-Unis en 1972, le roman connait un succès à la fois critique – il est aujourd’hui considéré comme un classique de la littérature américaine au même titre que l’Attrape-cœur de J. D. Salinger – et public – le livre se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires à l’époque. Il aura pourtant fallu attendre quarante-trois ans et la belle initiative des éditions Tusitala pour pouvoir (enfin) découvrir en France cette petite pépite de la littérature américaine.
Largement inspiré de la propre jeunesse de l’auteur, le roman suit les errances d’Alex Housman, 16 ans, adolescent renfermé qui préfère la pratique de l’école buissonnière aux cours dispensés dans son lycée. Abandonné par sa mère (puis séparé de son frère Howard lorsque celle-ci décide d’en récupérer la garde), Alex vit seul avec son père Curly, ouvrier chez Chevrolet, qui – ne s’étant jamais vraiment remis du départ de son ex-femme – noie jour après jour sa tristesse dans la bouteille. Lorsque le roman s’ouvre, Alex en est à sa quatorzième voiture volée. Le terme « empruntée » serait peut-être plus juste, car si Alex pique des bagnoles, ce n’est pas pour en tirer un quelconque profit, mais simplement pour les conduire – avant de les abandonner au détour d’une rue : tenter de repousser les limites de la ville et de ce quotidien qui l’étouffe, chasser ce sentiment d’ennui qui lui enserre le cœur et le corps.
« Ce jour-là encore Alex Housman conduisait la Buick Riviera. La Buick, reflets cuivre, flancs blancs, était le modèle de l’année, une 59. La sellerie était noire, le pare-brise légèrement teinté couleur huile de moteur. La ventilation de la voiture dégageait une chaleur rassie et malodorante, mais Alex avait toujours froid. Il avait marché plusieurs blocs dans la neige et la boue, sans chapeau, sans gants et sans bottes, jusqu’à l’endroit où il avait laissé la voiture le soir précédent. Le volant était gelé entre ses mains, et il se sentait gelé en dedans, jusque dans ses veines et dans ses os. Alex avait seize ans ; la Buick était sa quatorzième voiture. »
Alex sombre dans la délinquance automobile comme certains commencent à boire (« S’il ne se passe rien, on boit pour qu’il se passe quelque chose. » écrivait très justement Bukowski dans Women), allument leur première cigarette ou goûtent à la drogue : pour rompre le cours d’une existence dont le désœuvrement et l’absence de but constituent les fils conducteurs. Pour qu’enfin quelque chose se passe. Le « quelque chose » se présentera dès le début du roman sous la forme d’une arrestation : pincé pour son dernier vol suite à la dénonciation d’une ancienne petite amie, Alex est envoyé en maison de correction.
Tout au long de son récit, Theodore Weesner évite habilement de tomber dans le pathos ou dans le cliché – son expérience personnelle y est très certainement pour beaucoup – et notamment dans la description du séjour de son héros en maison de correction : c’est dans cet univers clôt, régi par des règles strictes, qu’Alex effleure une forme de sérénité. Il y découvre le plaisir de la lecture et connait un certain apaisement entre ces murs, autrement plus rassurants à ses yeux que ceux de son lycée ou de son foyer : un espace dans lequel il se sent pour la première fois exister.
« M. Kelly n’avait pu se douter, et Alex lui-même ne le soupçonnait pas, combien il était mûr pour être emporté par un livre. Le calme et l’enfermement. C’était si bon qu’il eut peur de se faire alpaguer pour avoir fait quelque chose de mal, comme si la lecture n’avait pas fait naître que la vie sur les pages du livre mais aussi la sienne, comme si c’était une transgression. »
Il y a à la fois de la pudeur et de la douceur – empreinte d’une certaine mélancolie – dans l’écriture simple et pleine de justesse de Theodore Weesner, et c’est justement de cette simplicité – parfaitement rendue par la traduction de Charles Recoursé – que naissent toute l’émotion et toute la poésie du texte.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce livre… On pourrait en écrire des pages entières (mais l’on risquerait de vous ennuyer à la longue ou de vous perdre en route) : parler de l’amour filial, de la beauté de la relation qui lie le personnage bouleversant de Curly à son fils ; évoquer cette superbe scène de voyeurisme, les premiers émois sexuels d’Alex un lundi matin lorsqu’il se laisse aller à épier une femme seule derrière sa fenêtre pendant sa tournée de livreur de journaux ; aborder les retrouvailles et la confrontation avec Howard, le petit frère perdu…
On s’arrêtera là, pour éviter de trop en dévoiler d’une part et de vous gâcher le plaisir de la lecture d’autre part. En espérant vous avoir donné un avant-goût prometteur de ce récit émouvant, magnifique roman d’apprentissage, qui, bien qu’il ait été écrit il y a plus de quarante ans, n’a rien perdu de son actualité. Le Voleur de voitures fait définitivement partie – en tout cas pour nous – de ces textes qui traversent les âges et les océans sans prendre une ride : universels.
(Et si ces quelques lignes ne vous avaient pas encore tout à fait persuadés de courir chez votre libraire le plus proche pour vous procurer Le Voleur de voiture, la magnifique couverture de Stéphane de Groef devrait finir de vous convaincre…)
Pour découvrir plus de belles couvertures et en apprendre plus sur les éditions Tusitala, rendez-vous sur leur site ou bien sur leur page facebook !
Le Voleur de Voiture, Theodore Weesner, traduit de l’anglais (américain) par Charles Recoursé, Editions Tusitala, septembre 2015.