[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f90908″]C[/mks_dropcap]eux et celles de mes fidèles lecteurs, sur mon compte Facebook ou le webzine où j’officiais jusqu’ici, savent que les habitudes et recettes de cuisine m’ennuient au plus haut point. Alors une fois n’est pas coutume et parce qu’il faut savoir changer de formule, votre serviteur Vents d’Orage cède sa plume à Brice Blanqué, artiste peintre et réalisateur de son état. Et ce qu’il nous dit de cette exposition tant attendue sort là aussi des sentiers battus. Enjoy :
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f90908″]T[/mks_dropcap]rop souvent on a voulu enfermer l’art d’Andy Warhol dans une sorte de magma contestataire politico-médiatique visant à pointer du doigt les dérives d’une société de consommation alors en plein essor. Il faut bien dire que la transformation du statut de l’artiste depuis le début du 20ème siècle initiée par Picasso n’a pas aidé Warhol à sortir de cette image néo romantique : l’idée d’un artiste se dressant face aux injustices et aux atrocités du monde, pouvant gagner la guerre à la seule force de son pinceau, n’a fait que renforcer le malentendu sur la manière dont nous percevons l’œuvre de Warhol. Fallait-il limiter cette perception à cette seule vision critique du monde industriel et médiatique ? Y a t-il une autre porte d’entrée ? C’est en tout cas l’enjeu que nous propose le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris dans son exposition Warhol Unlimited jusqu’au 7 février 2016.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f90908″]M[/mks_dropcap]ais de quelle limite parle-t-on exactement ? A l’ère de sa « reproductibilité technique », pour reprendre l’expression du philosophe Walter Benjamin, l’œuvre d’art perd de son unicité, de son « aura », et le travail d’Andy Warhol n’y résiste pas. Car c’est bien cela qu’il manque à priori à l’art warholien en général et à l’exposition proposée en particulier. Il n’y a que des reproductions et l’original n’est pas là ! Il ne peut être là me direz-vous car l’original n’existe pas, étant donné que la majeure partie du travail de l’artiste consiste en une technique de sérigraphie qui n’est autre qu’un procédé d’imprimerie, permettant ainsi de reproduire une image à l’infini, à l’instar d’un panneau publicitaire ou d’un tirage photographique. Le fait qu’il n’y ait pas d’œuvre unique originale dans l’œuvre de Warhol (les reproductions usurpent la place d’un original), reviendrait-il à dire qu’il n’y a rien à voir ?
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f90908″]O[/mks_dropcap]ù réside l’intérêt d’une exposition si effectivement il n’y a rien à voir ? Parti pris audacieux ! C’est justement cette limite du visible que le MAM nous propose de franchir, non pas en la regardant mais en nous invitant à l’éprouver.
Dépourvue d’œuvre unique, de matière, de dessin, de lumière, de texture, de tout ce qui fait qu’une œuvre est grande, belle et rare…, l’« aura warholienne » est malgré tout là, réelle, sous nos yeux, ou plutôt sous nos sens, entre les images.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f90908″]C'[/mks_dropcap]est bien dans un dépassement d’un art réduit à son sens strictement pictural, qu’il faut appréhender l’œuvre du musicien Warhol, du cinéaste Warhol, plutôt que du peintre Warhol. C’est bien ce gamin de Pittsburgh, bercé par les rythmes incessants de cette ville industrielle par excellence, entre les bruits assourdissants des usines de sidérurgie et les méandres continuels des chemins de fer, qui cherche à nous transmettre une musique, un mouvement infini, une répétition, une durée… comme un cinéaste antonionien déroulant sa pellicule de temps sans pouvoir avancer, un musicien faisant du sur-place ne pouvant proposer que des infimes variations à ses thèmes et motifs répétitifs (Steve Reich), Warhol appartient bien à cette génération des grands modernes des années 60, préférant dépouiller et épuiser au maximum les rythmes du monde afin d’en percevoir son désenchantement.
Toute l’organisation de l’exposition tente d’établir ce nouveau contrat passé avec le spectateur : la sensation de la forme plutôt que l’analyse du sujet représenté. Il s’agit justement d’éprouver l’écoulement du temps qui passe (film à la durée improbable en plan fixe montrant l’Empire State Building au cours d’une journée entière), de se laisser bercer par les variations de couleurs sur un motif resté inchangé, encore et encore, que ce soit la série des Mao, des Jackie (Kennedy) ou encore celle des fleurs…, bref, de se perdre dans cette sensation du même.
Warhol Unlimited aura le mérite de nous pousser à franchir cette limite, celle de ne plus se limiter au « voir », de ne plus s’en tenir à l’objet représenté, ce dernier s’effaçant au profit du flux d’un espace-temps beaucoup trop vaste et trop puissant. Warhol Unlimited, limitée ?
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#f90908″]L'[/mks_dropcap]exposition n’a effectivement d’autres choix que de s’empêtrer au sein de l’espace warholien. Il ne pouvait en être autrement. En s’attaquant de front à cette dimension d’infini dans l’œuvre de l’artiste, l’exposition se heurte à l’espace lui-même et c’est bien là que se situe sa limite. Malgré toute la démesure, le nombre de reproductions (à noter le sidérant final de l’exposition affichant 102 reproductions du même motif abstrait dans un espace gigantesque), la grandeur des salles…, la sensation d’infini trouvera toujours sa limite contre la paroi d’un mur d’exposition ou la porte d’un musée. Vaine est la tâche à rendre palpable le cours infini du temps et de l’espace.
Paradoxalement, c’est de cet échec qu’émane toute l’humilité de l’homme Andy Warhol, l’humain derrière le concept. L’artiste n’est pas Dieu, il n’est qu’un homme.
« Nous avons une nouvelle religion.
— Andy, qu’est-ce que c’est, dis Andy ?
— Rien.
— Rien ?
— Et bien, la glorification du rien. »
(Andy Warhol, Detroit Magazine, 15 janvier 1967)
A défaut de créer une symphonie grandiose, il nous sifflote une petite ritournelle entêtante comme pour nous rappeler qu’« il n’y a rien derrière » et que nous tournons en rond. Avancer jusqu’à la mort même si au-delà il n’y a rien. Ironie ou désespoir ? Résister à la fatalité, à tout prix ! N’est-ce pas dans cette limite que réside la plus belle des tragédies ?
Warhol Unlimited du 2 octobre 2015 au 7 février 2016, au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris