Je suis entouré d’écrans. Les couleurs bavent et les voix se superposent : « television soundtrack drones ». J’erre dans les rayons de Darty, je cherche un dictaphone pour l’interview avec Youth Lagoon de cet après-midi. Quand je passe à la caisse, le vendeur enthousiasmé me fait remarquer : « avec ça, vous oublierez plus jamais aucune idée ! ». Il reste encore des gens qui s’enregistrent en train de pitcher une intrigue de roman dans un dictaphone, en 2015 ? On est dans un film de Woody Allen ou bien ?
Chez moi je murmure vaguement « test, un deux un deux » pour essayer l’enregistreur. Ma voix sort saturée, un peu robotique. On m’appelle une première fois : le groupe est en retard, l’interview est décalée. Une seconde : l’interview n’aura pas lieu, il y a à peine le temps pour les balances.
Le Café de la Danse est la seule salle parisienne où les gens ont apparemment le besoin systématique d’attendre la première partie assis en tailleur. J’imagine que c’est une réaction à la partie assise de la salle, aujourd’hui réduite en partie pour laisser plus de place à la fosse. A côté de moi une fille demande à son mec : « Nous aussi on campe ? » avant de s’asseoir. Par terre, elle regarde autour d’eux et s’écrie : « Comme des hippies ! ». C’est vrai qu’il y a quelque chose de radicalement hippie à être assis sur le sol couvert de bière à 8€ d’une SMAC, son smartphone à la main pour vaguement checker Facebook/Twitter/la-review-du-dernier-album-du-groupe-de-ce-soir-sur-Pitchfork.
C’est que le public de Youth Lagoon appartient à une génération qui a refusé le genre musical, qui regarde les puristes défendant des règles propres à un genre comme des conservateurs, un certain mépris au fond de l’oeil. Bien sûr, renoncer au genre musical c’est aussi renoncer à la sous-culture. Dans la foule beaucoup de jeans serrés avec ourlets hauts laissant voir la couleur des chaussettes glissées dans la paire de Stan Smith, pas mal de coupes dites « jugend » et de chemises style bucheron. Mais on aurait tort d’y voir des signes de ralliement : pas de sentiment d’appartenance et rien qui ne saurait motiver la reconnaissance mutuelle.
Devant moi, un type avec un chignon me donne presque tort : il adresse la parole au gars un rang plus loin. C’est pour lui faire remarquer qu’en checkant le score du PSG sur son iPhone il l’a bousculé, et qu’il s’est donc renversé le verre de vin rouge qu’il tient à la main sur son t-shirt blanc. C’est vrai qu’il a maintenant un peu l’air d’un mafieux qui vient de se « débarrasser du corps ». L’autre se confond en excuses, agitant le smartphone qu’il tient encore à la main et qui trace maintenant des arabesques lumineuses complexes dans l’air sombre de la salle. « Pas de problème » lui répond le mec au chignon, aux lèvres le sourire mauvais, entre plaisir et honte, que l’on prend après avoir fait une remarque désobligeante et inutile.
Et pourtant, quand Ariel Ariel monte sur scène, c’est d’emblée la communication que cherche le chanteur. Il descend dans la foule avant même d’avoir chanté la première note, regarde les gens droit dans les yeux, un sourire (bien plus apaisé que celui du gars au chignon) aux lèvres, enjoignant les gens à danser. L’intention est louable, mais il y a toujours quelque chose d’embarrassant qui se produit dans le public quand un chanteur vient se joindre à lui. C’est qu’il faut faire de la place pour le laisser passer, faire attention au fil de son micro, et se poser la question de savoir s’il nous faut quand même regarder la scène pendant tout ce temps. C’est un exercice d’autant plus difficile quand on s’y essaie à l’ouverture du concert. Je repense un instant à mon ami Trico se cachant, terrifié, derrière moi alors que Pharmakon arpente, yeux révulsés, les rangs de la Maroquinerie. Coupable, je ne peux m’empêcher de sentir du soulagement quand le chanteur finit par remonter sur scène. Il y a quelque chose de répété, et de déjà vu, dans cet acharnement contre le 4e mur : on connaît la formule, et on y croit plus vraiment.
Musicalement, c’est de l’indie aux sonorités un peu tropicales. Ariel Ariel est touchant quand il rend hommage à ses origines martiniquaises et les harmonies vocales avec la claviériste subliment les morceaux avec finesse. Le groupe est cependant frappé de ce fléau qui a ravagé une bonne partie des albums d’indie des dernières années : les voix sont noyées dans l’écho et la reverb. On ne distingue in fine plus grand chose et les paroles sont presque incompréhensibles, ce qui est toujours un peu frustrant quand, pour une fois, on chante en Français.
Youth Lagoon se fait attendre. Quelqu’un un peu plus loin s’énerve : « JE T’INTERDIS DE DIRE DU MAL D’HEMINGWAY ». Derrière moi, ça se politise : « Pitchfork, c’est la police ».
Le groupe ouvre le concert avec Officer Telephone, première chanson du dernier album qui sera largement représenté dans la setlist de ce soir. Les comparaisons à des créatures issues du corpus Heroic-Fantasy ont généralement tendance à m’irriter mais il faut se rendre à l’évidence quand Trevor Powers se met à bondir à travers la scène à la fin du morceau : il y a quelque chose chez lui qui tient du lutin. Petit et sautillant, il a une allure improbable dans son short en cuir.
Il y a quelque chose d’ironique à regarder Powers chanter une phrase comme « How are we supposed to know what’s real ? » à travers l’écran du portable de son voisin de devant. La voix du chanteur, toujours un peu infantile, sonne plus agressive que sur l’album, et Powers est convaincant en révolté alors que sur Rotten Humans il répète : « no I won’t ».
Le monde décrit par Savage Hills Ballroom est un monde peuplé de clones qui répètent ad nauseam les mêmes gestes obsessionnels. Pendant Again, j’ai l’impression de sentir vibrer mon portable dans ma poche. A la fin du concert je réalise que je n’ai pas de SMS, ni d’appel manqué. Je pense à ces amputés qui ressentent parfois une douleur là où ils avaient un bras, une jambe : « membre fantôme ».
Powers échange volontiers avec la salle, proposant même à un spectateur qu’il n’arrive pas à entendre de venir parler dans le micro, avant d’inviter tout le public à retrouver le groupe à un bar après le concert.
Pourtant, le concert donne davantage l’impression d’un tout que d’un simple enchaînement de chansons. Le batteur prend une pause pendant l’instrumental Doll’s Estate qui donne une cohésion entre les morceaux du dernier album et le plus vieux July.
Si le dernier album abordait des thèmes plus sociaux et politiques que ceux dont il était question dans les albums précédents, des chansons comme Kerry venaient recentrer la narration sur l’intime en évoquant l’oncle de Powers, accro au crack, coincé à Las Vegas. En concert, la chanson est déchirante et les images prennent un nouveau relief : « move the brush around, lick the paint from off the ground ».
Le sensation de crise imminente qui traversait la version studio de Highway Patrol Stun Gun culmine avec la tension que lui donne le groupe en concert. Paradoxalement, on a davantage envie de danser quand Trevors évoque un temps sans modèle de danse et où chacun avait sa voix, et un nom, que lorsqu’Ariel Ariel nous y enjoint. C’est que dans le cas de Youth Lagoon la danse se donne une charge politique. Bien entendu personne ne dansera dans la fosse ce soir.
Le groupe remonte sur scène pour jouer Dropla. Powers pointe tour à tour différents spectateurs et il répète : « you’ll never die, you’ll never die », autant pour eux que pour lui, comme une prière : « I’m praying to speak, accept myself ».
Plus tard, je rejoins des amis chez Trico. Parfois, je leur mets sous le nez le dictaphone, qui est resté dans la poche de ma chemise. Je réécoute l’enregistrement quelques jours plus tard : au loin, des voix pâteuses m’insultent vaguement, puis je m’entends divaguer un moment avant de remarquer, perspicace, « oh wow, je suis en stream of consciousness là ». Un autre fichier : apparemment Trico et Salembier se sont emparés du dictaphone sans que je le sache. Il est, bien sûr, question de ma mère dans leur échange. Comme les spectateurs bénis par la main de Trevor Powers un peu plus tôt, eux non plus ne mourront jamais. Comme Ariel Pink survit à sa propre mort sous la forme d’un selfie enregistré sur son iCloud dans sa chanson Picture Me Gone, j’ai uploadé les voix de mes amis sur un lien Soundcloud privé qui leur survivra sûrement.