Circuler dans l’œuvre d’Enard, c’est entamer un grand voyage dans la Zone (Europe, méditerranée, Proche et Moyen orient). Un voyage fait de bruit, de fureur, de violence et de douceur, du bruissement des armes, de la faiblesse et de la lâcheté des hommes. Un voyage où se croisent des femmes trahies, rêvées, de grands amours impossibles ou ambigus, des amitiés profondes parées de secrets et de non-dits.
Les romans de Mathias Enard sont autant de chants d’amour offerts à la littérature que d’odes à l’intelligence, ils forment une quête géopolitique qui donnerait une réponse aux chaos du monde.
Pourquoi cette écriture fait-elle de moi une lectrice à la fois comblée et mélancolique, sereine & insatiable ?
Zone et Boussole sont des œuvres subjuguantes, mouvantes, inépuisables et généreuses que plusieurs lectures ne suffisent pas à « contrôler », c’est ce qui pour moi, crée le moteur, l’envie de lire et de relire afin d’apprivoiser, une langue, de me laisser guider par une vision du monde, un regard sensible, étranger au mien.
Tout au long de son œuvre, Enard crée des files entre les cultures, développe des souvenirs, il fait vivre des amours, des amitiés aussi puissantes que le désir. Il fait courir les doigts sur la peau, jaillir l’envoûtement, irradier les cultures. Il est fulgurance, poésie et questionnement et sait, par la densité et la générosité de son érudition, nous rendre désireux d’apprendre et d’inclure « l’autre en soi ».
Zone
Prix du livre inter 2009, Zone, par sa forme : une longue phrase au flux rythmé par le cahotement d’un voyage ferroviaire auquel se livre le narrateur, nous apparaît comme un ovni littéraire. Zone est un livre qui nous rend acteur d’une lecture puissante & inoubliable. L’écriture y est au paroxysme du souffle et de la langue.
C’est un livre violent, émouvant où le héros cherche à trouver sa place dans le monde, parmi les fantômes, les instants manqués, les résignations, les doutes, les engagements, parmi les intersections de l’Histoire, les lieux où se croisent les vivants et les morts.
Ce roman–monde est un voyage, une traversée où se mêlent connaissances et dévoilements intimes.
C’est un texte d’une grande mélancolie et d’une grande érudition, entrecoupé de descriptions de gestes profondément quotidiens qui donnent un ancrage minutieux et bouleversant aux hommes et femmes qui le parcourent.
Chaque chapitre porte en lui l’architecture générale du roman : une ville, une guerre, l’âge d’homme auquel il faut se confronter, les souvenirs et les obsessions de l’auteur.
Si l’on cherche dans la littérature un miroir, l’œuvre de Mathias Enard serait celui de nos mondes blessés, de nos doutes et celui du chemin vers l’union des identités.
Ce qui me lie à ce livre d’Enard est ce fil nommé : Paysage. Comme Sebald, Cendrars ou Butor, Enard intègre le lieu à la fiction. La littérature peut alors nous conduire ailleurs, nous allier à l’inconnu. Cette incursion dans les villes, la façon dont l’extérieur percute l’intime, dont l’architecture, les lumières, les bruits, les langues, les figures, l’appropriation d’un espace, font littérature est un endroit où se sentir lecteur !
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» (…) à l’âge d’homme tout est plus difficile, dans le néant de l’indécision qui est le monde des voies et des aiguillages, elle m’attend, j’aime à croire que Sashka m’attend, que son corps m’attend, je pense à la vie qu’on abandonne à celle qu’on se choisit soudain, aux habits qu’on retire, les belles cnémides, la cuirasse, le cuir qui maintient la cuirasse, la lance de hêtre jetée au feu, le bouclier, tous ces moments où l’on se déshabille, où l’on se montre, nu sans rien d’autre que le frémissement de la peau (…)
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Boussole
De Zone à Boussole, un chemin se crée, plus apaisé, un chemin qui a éloigné certains fantômes et approché notre héros de l’âge d’homme. Enard délaisse les barbaries de l’Histoire pour écrire enfin pleinement ce grand roman d’amour déjà ressenti en filigrane de ces romans antérieurs.
Des romans de guerre(s) : La perfection du tir, Zone, Mathias Enard saura étendre et adoucir sa plume, ouvrir son écriture à l’amour, nous offrir un passage vers l’est, nous combler d’Orient, et de ce mouvement, naîtra Boussole et son miroir féminin : Sarah.
Sarah, femme puissante, conquérante, impressionne est une guerrière, une guerrière de l’érudition qui doit se faire une place dans un milieu masculin. Elle est multiple : érudite, sérieuse, fascinée par le crime et les entrailles, intimidante, désarmantes, belle tendre, joyeuse, héroïque ou sauvage, solitaire, douce ou cinglante. Sarah est une métaphore. Elle représente la joie le goût du savoir, la boulimie d’apprendre.
Boussole est une ode à la connaissance sans pour autant étouffer son lecteur, sa construction en est « savante et limpide ». Boussole est une œuvre élégante, exigeante mais c’est avant tout un grand roman d’amour, un aller-retour entre un passé doux-amer et un présent mélancolique. Boussole, c’est le glissement du réel vers l’histoire, c’est le destin de deux héros romantiques et fous de connaissances que la solitude, la maladie, ou la timidité submergent au-delà du désir.
Si l‘on accepte de lâcher prise et de se laisser porter par la densité des références et des thèmes abordés (musicologie, orientalisme, histoire littéraire…), Boussole est un endroit, très beau, où venir chercher l’altérité.
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(…) rien ne reviens de ce qui a été détruit, rien ne renaît, ni les hommes disparus, ni les bibliothèques brûlées, ni les phares engloutis, ni les espèces éteintes, malgré les musées les commémorations les statues les livres les discours les bonnes volontés, des choses en allées il ne reste qu’un vague souvenir, une ombre qui plane sur Alexandrie douloureux fantôme parcouru de frissons et c’est tant mieux sans doute, tant mieux il faut savoir oublier, laisser les hommes les animaux les choses partir (…)
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Zone, Actes sud, Août, 2008
Boussole, Actes sud, Août, 2015
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Ce texte est également publié, dans sa version courte, dans le magazine papier édité par le groupement des libraires indépendants Initiales (magazine offert par les libraires du collectif directement dans leur librairie).
Charlotte vous donne rdv à La vie devant soi 76 rue du maréchal joffre 44000 Nantes
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Boussole est un monde, un autre monde, un monde profond, intense, ouvert
l’écriture rejoint cet univers, ces images, elle est dense, sensible surtout
vous transporte, ailleurs