[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]’est un livre d’un bloc, sans chapitre, de « JE VOUS ARRÊTE tout de suite » à « un point c’est tout », injonction, une fois le livre entre les mains à s’y plonger, toutes affaires cessantes. Ce commandement est superflu : on ne lâche pas, une fois entamé, Une fuite en Egypte, le premier roman de Philippe de Jonckheere, publié aux éditions Inculte.
Même si d’autres voix se font entendre, ce livre se présente plutôt comme un monologue. Un monologue sur l’incertitude et le doute où l’on suit le narrateur à partir de la mort de sa compagne dans un accident de voiture, un soir. Comme chaque accident quelques secondes auraient suffi à épargner celle-ci, un je t’embrasse qu’on n’a pas dit et qui aurait bien duré deux secondes. Avant ce point final, on s’accroche avec le narrateur dans ses tentatives, dans ses manières de se reconstruire petit à petit, avec ses enfants, avec Suzanne avec qui il entame avec une relation amoureuse, son métier de photographe. C’est un livre intense, où l’on n’est pas épargné par la peine mais jamais assommé ou dérouté par un voyeurisme déplacé.
Ce bloc de mots n’est pas sans repère pour avancer dans la lecture. Les motifs, les thèmes, les phrases parfois se répètent, reviennent à différents endroits du livre, mais pas comme de simples répétitions gratuites. Le texte avance toujours, même si c’est légèrement ; un détail est dit, repris, puis éclaircit par une répétition un peu augmentée de précisions. C’est ce que fait la mémoire, lorsqu’elle cherche ce qui manque (ceux qui manquent), que des portions de souvenirs reviennent, parfois mélangées, qu’il faut les éclaircir, trier pour mieux comprendre. Ou peut-être aussi lorsque l’on doute de soi-même, de sa propre capacité à être sûr de bien comprendre ou à être sûr de bien dire. Il y a d’ailleurs une utilisation récurrente, dans certains passages dialogués de l’expression « Je veux dire », dans la bouche du narrateur. Comme s’il fallait sans cesse essayer de se justifier d’expliquer mieux ce qui était difficile à cerner, à dire au mieux. Pour suggérer la différence entre premier et deuxième degré et ce que les incertitudes du langage peuvent permettre de glisser.
« le gendarme a marqué un temps ; le temps d’une hésitation ; j’ai eu le sentiment que cette hésitation valait réprobation ; une amie plutôt qu’un ami ; lui aurait appelé un ami ; c’est certain ; en pareil cas ; je veux dire ; je me suis retrouvé crétin parce que je me suis demandé si le gendarme n’était pas en train de supposer que sa mort à elle m’arrangeait »
Philippe de Jonckheere écrit un livre sur le deuil, son cheminement, ses errances, ses étapes et ses maigres succès mais sans donner l’impression de tomber dans un livre de deuil, un livre qui aurait été indispensable pour passer à autre chose. Certainement de tels livres sont louables, nécessaires mais ils ont souvent pour seul objet la douleur. Peut-être qu’Une fuite en Egypte est aussi un livre de deuil, mais c’est loin de n’être que cela. C’est avant tout un texte formidable écrit finement, avec intelligence et poésie comme l’est à sa manière le livre Quelque chose noir écrit par Jacques Roubaud après la mort de sa femme. Peut-être que parce que comme le recueil de Jacques Roubaud, le temps a œuvré pour le deuil et que ce qui est raconté, ce qui est suggéré est certes la détresse des instants, de tous, mais bien plus. Ce qui compte sont moins les moments d’avant que le regard d’aujourd’hui sur ces moments passés, « des ombres retournées à l’ombre ».
Parce que Philippe de Jonckheere est photographe, dans Une fuite en Egypte, il y a une place importante à l’image, à sa fonction. Il y a une manière de dire par les choses par le regard, de les cadrer, même si c’est pour mieux les en faire sortir. Un peu comme si, au fond, dire – ou écrire- c’était voir. La photographie en tant que telle est peu présente. Il y a ce très beau passage sur un cliché de la police, sur les lieux de l’accident, dont la description démarre ainsi, mêlant analyse technique et sens du détail troublant :
« c’était une photographie de l’accident ; une image d’elle dans la voiture ; c’était une très bonne photographie ; au flash ; donc très piquée ; une profondeur de champ confortable ; du vingt-huit millimètres fermé à 11 ou 16 ; tout était net et parfaitement piqué ; je me suis même dit que l’objectif ne devait pas être un cul de bouteille ; parce que ; pour du 24×36 ;c’était remarquablement défini ; le flash direct accentuant la définition ; l’échelle de gris était parfaitement équilibrée ; graduelle ; le grain entamait à peine sa réticulation ; ».
La musique, le jazz surtout accompagne le texte (on ne s’est pas privé, à chaque fois d’aller réécouter les morceaux suggérés. On gagnera un plaisir de lecture ou d’après lecture en allant consulter les nombreuses ressources en ligne sur le site www.desordre.net/egypte, comme l’auteur y invite).
Le livre est un bloc mais entaillé partout par des points-virgules. Les autres signes de ponctuation sont absents. On se retrouve à mettre son propre rythme de lecteur dans les phrases de Philippe de Jonckheere. Ce qui pourrait apparaître comme une coquetterie de style produit un effet saisissant, comme si on contribuait en partie au livre par cette lecture forcément personnelle, tellement marquée par l’originalité de la structure rythmique. Tout cela laisse des traces et fait d’Une fuite en Egypte, un livre que l’on ne peut oublier. De ceux qui réussissent à faire coïncider la banalité des choses de la vie, ce qu’elles ont parfois aussi de plus extraordinairement terribles dans un équilibre pudique et en même temps bouleversant.
Une fuite en Egypte de Philippe de Jonckheere aux Editions Inculte, mars 2017.