Avec New Order, rien n’est jamais simple. Ne l’a jamais été. Ne le sera jamais.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]é des cendres de Joy Division, fleuron anglais d’un post-punk sombre, dense et lyrique, suite au suicide de son chanteur Ian Curtis en mai 1980, ce groupe allait, au cours d’une carrière riche en rebondissements intimes comme professionnels, largement contribuer à établir les contours de la musique pop des décennies à venir, redéfinissant la notion même de rock, à travers les rapports complexes et ambigus de l’humain à la machine. Fragilité et rigueur, sensibilité et efficacité, expérimentation et technicité : peu de formations de l’époque auront aussi bien synthétisé, dans tous les sens du terme, cette belle dualité.
Le noyau fondateur, constitué de Bernard Sumner (chant, guitare), Peter Hook (basse) et Stephen Morris (batterie), bientôt rejoints par Gillian Gilbert (guitare, claviers), allait vite apprendre que faire face à l’adversité serait, plus encore qu’un défi temporaire, la ligne directrice qui leur tiendrait lieu de guide des années durant : leurs courageux choix esthétiques handicaperont longtemps leur ouverture à un large public, et le moindre de leurs succès (le Blue Monday de 1983 en tête, qui sera à l’époque le maxi le plus vendu de l’Histoire) sera englouti dans divers gouffres financiers, comme celui creusé par leur label Factory ou le puits sans fonds du club The Haçienda cofondé avec leur mentor, le sulfureux Tony Wilson.
Il n’empêche qu’en une dizaine d’années, avec cinq albums (citons en particulier Power, Corruption & Lies ou Low Life, ainsi que leur sommet, Technique) et une flopée de singles considérés aujourd’hui comme des classiques, New Order se sera bâti un statut à part : modèle d’intégrité pour les uns, pionniers novateurs pour d’autres, influence majeure pour tout le monde.
Cet âge d’or allait bien devoir s’achever d’une manière ou d’une autre, et la fin des années 80 verra le groupe se distendre, miné par des tensions internes : Sumner ira convoler avec l’ex-Smiths Johnny Marr et les Pet Shop Boys au sein du super-groupe Electronic, Hooky lui répondra avec le bien-nommé Revenge, pendant que les deux autres se consoleront avec… The Other Two, justement. La gestation trop longue d’un sixième album commun, le décevant Republic, provoquera en partie la chute de leur label, et avec sonnera le glas de leur sacrosainte autonomie artistique. Le disque sortira en 1993 et chacun ira ensuite voguer à ses propres occupations, loin du giron du compromis.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]i New Order finira par se réunir en 1998, ce sera surtout grâce à l’impulsion de Rob Gretton, leur manager et cinquième membre officieux, qui malheureusement décédera peu de temps après. C’est, déjà à cette époque, le moment où la formation d’origine acquiert une géométrie quelque peu variable : si Gillian Gilbert participe bien à l’enregistrement d’un nouveau disque en 2001, le très rock Get Ready, elle sera remplacée sur la tournée consécutive, ainsi que durant les années suivantes, par le nouveau venu Phil Cunningham, jusqu’à l’album Waiting For The Sirens’ Call de 2005.
C’est en 2007 qu’un divorce plus profond adviendra, et non des moindres : Peter Hook quitte brutalement le groupe et annonce unilatéralement sa fin, estimant que son absence rendrait tout futur impossible sous cette identité pour les membres restants. Sur le fond, on peut le comprendre : ses lignes de basses puissantes et mélodiques n’étaient pas seulement la trame principale de nombre de titres clés du répertoire de New Order, elles étaient aussi le trait d’union majeur avec leur formation initiale, le mythique Joy Division, devenu objet de culte insubmersible. Dans la forme, on est surtout surpris d’assister à un tel spectacle : comment un groupe qui aura réussi, seul contre tous, à braver autant de tragédies (avec ces nombreux décès de proches, celui de Ian Curtis ayant même constitué, dans la douleur, leur propre acte de naissance), pouvait-il finir en telle eau de boudin, sur un coup de tête ?
On a beau ne pas être dans le secret des dieux, on peut tout de même imaginer ceci : la dualité homme/machine au sein de New Order était bien incarnée par une rivalité, d’abord tacite puis peut-être plus conflictuelle, entre Bernard Sumner et Peter Hook, le premier poussant vers plus d’obédience électronique et le second prônant l’effort, plus physique, de groupe. Cette dichotomie était déjà bien présente sur le bicéphale Brotherhood de 1986, qui comportait une face électro-acoustique et une nettement plus synthétique.
Bernard Sumner ne laissera pas son vieil ami décréter seul la fin du rêve, et reformera New Order sans lui, fin 2011, pour quelques dates caritatives dans un premier temps seulement : autour des fidèles Stephen Morris et Phil Cunningham, retour de Gillian Gilbert aux claviers, et arrivée discutée de Tom Chapman, à qui échoit la lourde tâche, non de remplacer Hook, mais plutôt de pallier à son absence du mieux qu’il peut. Et le bougre y arrive presque, restant au fond de la scène la plupart du temps, essayant avec souplesse de reproduire un son qu’il n’a pas contribué à créer, tout en se plaçant au service des standards historiques ainsi « revisités ». Appât du gain ou retour de flamme, on ne le sait pas vraiment, toujours est-il que cette nouvelle mouture sera amenée à tourner en Europe et un peu partout dans le monde, et au bout de quelques années, ce qui aurait paru inconcevable peu de temps auparavant allait se réaliser : un neuvième album, sans le membre historique manquant.
Ce Music Complete, sorti en septembre 2015 et brillamment décortiqué alors (ici) par mon aimable confrère Beachboy, allait constituer une double surprise. La première, assez prévisible en fait, serait la nature majoritairement dance de l’ensemble, le groupe retrouvant une euphorie contagieuse à double détente qu’il n’avait pas retrouvée depuis le Technique de 1989. La seconde, bien plus choquante encore, serait que, loin d’être indigne, l’album comporterait autant de bons (Restless, Tutti Frutti, The Game) voire d’excellents (Singularity, Plastic, Academic) morceaux en son sein. Bonne ou mauvaise nouvelle, on ne savait pas encore, mais l’impensable était là, telle une évidence improbable : New Order pouvait, sans rougir, exister sans Peter Hook.
[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C'[/mks_dropcap]est donc dans la foulée de cet opus très discuté que Sumner et ses complices lancent leur tournée européenne, qui débute par une première date en France, au Casino de Paris, en ce mercredi 4 novembre. Passé une première partie peu convaincante (Hot Vestry, un genre de rock si faussement abrasif que même l’usage d’un mégaphone n’aidera pas à remuer le public), le DJ mancunien TinTin met un peu le feu aux poudres pendant une trentaine de minutes avant que les stars ne débarquent sur scène.
Et là, ça part sur les chapeaux de roue : le quintet attaque directement sur Singularity, le morceau le plus puissant du nouvel album, à tel point qu’il donne son nom à un site web entièrement dédié à la gloire du groupe. Passé son intro anxiogène aux forts relents du Shadowplay de Joy Division ou de leur propre Sunrise, le titre justifie pleinement toute la pertinence de New Order en 2015 : tout en ruptures raides et accélérations brutales, il démontre que lorsqu’il s’agit de fusionner mélancolie désabusée et salve dancefloor, la franchise ne craint aucune concurrence. Si le reste de la soirée avait été à l’avenant, le concert aurait été exceptionnel. Malheureusement, ça allait se corser par la suite.
Si le groove hyperstatique de Ceremony (que ce farceur de Stephen Morris dit pouvoir jouer « en pensant à sa liste de courses ») et une version implacable de Crystal maintiennent la tension avec insistance, Age Of Consent ne tient qu’au seul fil de la maîtrise impeccable du batteur : la structure glissante du titre perd de son mordant, Tom Chapman semblant courir après sa partie de basse avec un temps de retard irrattrapable. Si Sofia Coppola avait choisi cette version à la place de l’original pour son Marie-Antoinette, nul doute que la guillotine serait passée au bout de vingt minutes de film.
Ces quatre premiers morceaux très rock passés, New Order reste un peu sur son chef d’œuvre de 1983, Power, Corruption & Lies, pour une version reliftée, mais déjà bien étrennée depuis quatre ans, de son fondateur 5-8-6, à l’électronique bondissante et communicative. Les guitares sont au premier plan pour un Restless scintillant, avant que le groupe n’exhume une perle oubliée de son passé : Lonesome Tonight, belle complainte au clair de lune, au romantisme étourdissant, se pare de belles couleurs chatoyantes. Plus d’un fan historique y ira de sa petite larme.
La très kraftwerkienne Your Silent Face, toute en progression cinématique, donnera l’occasion à Bernard Sumner de ressortir son mélodica d’antan, mais aussi de balancer une charge à la fois amusante et fort peu élégante à l’encontre de son ancien partenaire : alors que les noms des membres de la formation actuelle défilent lentement sur l’écran de fond de scène, l’arrivée de celui de Tom Chapman coïncide (étrangement ?) avec le moment précis où le chanteur susurre le fameux « why don’t you piss off ? », tout en levant son majeur bien haut. Où qu’il soit, s’il n’avait pas déjà les oreilles qui sifflent, Peter Hook appréciera.
Après ces deux balades à forte teneur émotionnelle, New Order transforme abruptement le Casino de Paris en club géant, enchaînant coup sur coup, comme sur Music Complete, ses deux morceaux récents les plus controversés : le nouveau single, Tutti Frutti, avec son intro à la Frankie Goes To Hollywood et sa saveur italo disco appuyée, fera forte impression, tout comme le très Chic People On The High Line, dont la ligne de basse ultra-funky aura fini d’achever les fans de Joy Division présents.
A la suite d’une version un peu rigide mais efficace du classique Bizarre Love Triangle, le groupe balance le morceau-titre de son avant-dernier disque, le mésestimé Waiting For The Sirens’ Call : dans une relecture calquée sur le Planet Funk Remix sorti à l’époque en édition limitée, la chanson acquiert une dimension implacable et entraînante à souhait, loin du format plus pop de l’original. Une franche réussite, et la deuxième vraie surprise de la soirée.
Puis retour au nouvel album pour le très moroderien Plastic, tube en puissance, dont la performance habitée éclipserait presque la version studio. C’est ensuite que le set marque le pas, avec une version poussive et en pilotage automatique du pourtant génial Perfect Kiss, en totale roue libre. Une performance technoïde mais mollassonne du hit True Faith remontera un peu le niveau, avant que le monolithique Temptation n’emporte une adhésion, large mais un peu de principe, du public parisien.
On ne sait pas si l’orgueil de Bernard Sumner a été piqué au vif par les prestations de son ancien bassiste qui, avec son groupe The Light, livre depuis son départ de New Order des performances à rallonge de tout le back catalogue de leurs deux groupes communs, toujours est-il que le set durera plus de deux heures, et s’achèvera, presque logiquement, par les morceaux les plus connus du grand public, pour un rappel en demi-teintes.
Si la rythmique au marteau-pilon de Blue Monday n’a, plus de trente ans après sa sortie, toujours pas pris une ride, le titre a aussi les défauts de ses qualités : il correspond à la période où New Order, tout fier d’avoir trouvé une formule idéale à sa machine à danser, aurait pu être tenté de déserter sa propre musique, et de laisser les séquenceurs faire tout le boulot. Mais voilà, Sumner a beau avoir répété qu’il n’aimait pas ce morceau (« ce n’est même pas une chanson », dit-il encore), il se retrouve à le jouer, soir après soir, pour satisfaire une logique bien éloignée de ses motivations originelles. Mais le pire restait encore à venir.
Si la version d’Atmosphere, standard velvétien et vénéneux de Joy Division, est sublime, toute en apesanteur éthérée et interprétation retenue, le final Love Will Tear Us Apart partira dans le mur : torchée tel un vulgaire hymne pour stade, la chanson perd toute sa classe, malmenée avec rudesse par un groupe qui semble être pressé d’en finir. On pourrait presque voir ça comme un ultime pied de nez, une farce punk digne de l’esprit je-m’en-foutiste des débuts de New Order, mais la projection qui a lieu sur l’écran derrière laisse entendre que le groupe ne prend pas la chose à la légère : en surimpression d’images animées de Ian Curtis, le slogan martelé en lettres capitales, « Forever Joy Division », obtient une ovation grandiose du public.
Les plus optimistes peuvent bien voir ça comme un hommage sincère, les autres comme une récupération opportuniste, l’essentiel est ailleurs, et m’a sauté à la figure (j’utilise bien la première personne, pour une fois) : le sensationnalisme dont font preuve Bernard Sumner et Stephen Morris, tout comme Peter Hook de son côté, est en contradiction totale avec ce qui fait (faisait ?) l’essence même de New Order. Si l’on peut comprendre, l’âge aidant, que les anciens membres de Joy Division portent un regard ému et empathique sur leur passé, il est en revanche très étrange (voire indécent) de constater qu’ils font davantage cas d’un ami disparu il y a maintenant trente-cinq ans que du sort du (ou des) survivant(s) du « camp » d’en face.
New Order, à son meilleur, proposait une audacieuse fuite en avant : si le groupe fut enfanté dans le chagrin et la peine, il s’est trouvé une raison solidaire d’exister en cherchant, par tous les outils à sa disposition, un moyen de se démarquer du style qui aurait pu faire sa gloire si Ian Curtis était encore de ce monde (et aurait continué la musique, ce qui est une autre histoire). Mais la performance de ce soir, mise en parallèle avec celles de Peter Hook & The Light, souligne en creux cette douloureuse évidence : même lorsqu’il jouait faux ou prenait toute la place sur le devant de la scène, l’ex-bassiste assurait le show et compensait la distance affectée de Bernard Sumner, pour une complémentarité idéale (for living).
On comprend que, avec les années, les deux en aient eu marre de la confrontation, quand bien même celle-ci fut source d’inspiration. En revanche, on n’est pas complètement certain qu’ils aient bien saisi la nature de la problématique : si, sur les réseaux sociaux, certains fans (l’anglais est philosophe) se réjouissent d’avoir désormais deux groupes au lieu d’un, je me permettrai d’être nettement moins pragmatique. Sumner peut bien avoir une écriture toujours stupéfiante d’à-propos, et un flair pour la mélodie qui fait mouche, il n’arrive pas, à lui seul, même en réunissant les trois-quarts de New Order dans la foulée, à incarner pleinement toute l’étendue de son propre talent. De son côté, si Peter Hook parvient à faire revivre son (leur) passé glorieux avec un certain panache, il se montre incapable de proposer quoi que ce soit de nouveau.
A l’un les idées, à l’autre le pétrole. Perdant-perdant, en somme.
Sur le morceau d’ouverture de son tout premier album, le Movement de 1981, New Order proclamait que « les rêves ne finissent jamais ».
Chacun à sa manière, Bernard et Peter tentent, avec un mélange de réussite et de ridicule, funambule certes, mais aussi incroyablement émouvant, de tenir coûte que coûte cette promesse.
Mais à quel prix ?
Setlist :
. Singularity
. Ceremony
. Crystal
. Age Of Consent
. 5-8-6
. Restless
. Lonesome Tonight
. Your Silent Face
. Tutti Frutti
. People On The High Line
. Bizarre Love Triangle
. Waiting For The Sirens’ Call (Planet Funk Version)
. Plastic
. The Perfect Kiss
. True Faith
. Temptation
(Rappel) :
. Blue Monday
. Atmosphere
. Love Will Tear Us Apart
Site Officiel New Order/Joy Division – Facebook Officiel New Order
Merci à Nathalie Van Sainte Rita, Christophe Gatschiné et Axel Escalle pour leurs images *
Pas du tout d’accord avec cet article : cette éternelle et sempiternelle envie de voir les groupes mythiques restés bien « groupir » (Yah !), alors que la vraie vie…bah, c’est la vraie vie quoi !
Le set de New Order au Casino de Paris était bien plus sincère et bien plus propre que ce que j’ai pu voir d’eux, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne et en France à deux reprises depuis 2011.
Bref, à 52 ans, je suis heureux de constater que, malgré les bonnes relèves dans l’Indie, l’électonica, la cold-wave et le rock alternatif, les vieux sont toujours là et assurent comme des dieux.
On n’a pas vu le même concert. Dommage pour vous ! Tant mieux pour moi !
PS : merci de ne pas me répondre. J’avais 17 ans à l’époque, j’ai vu Joy division aux Bains douches le 18 décembre 1979. Cela a changé ma vie. J’étais très heureux d’être au Casino de Paris ce mercredi 4 novembre. J’ai pleuré. C’était excellent !
Bonjour P.Lava, je pense que vous m’avez (en partie) mal lu : je ne souhaite absolument pas que New Order reste dans sa formation originale, j’en explique même l’impossibilité. Quant au concert, il ne me semble avoir dit qu’il était nul, j’ai juste trouvé les versions de « Age Of Consent », « Perfect Kiss » et « Love Will Tear Us Apart » abominables. Ça veut quand même dire que j’en ai aimé 16 autres ! Ne me prenez pas pour un puriste (j’aime beaucoup le dernier album), j’ai exposé (humblement) une problématique dans cette article, je ne prétends pas avoir de solution, surtout pas qu’un retour de Hook en serait une ! Je me contente de déplorer que des gens ayant traversé des épreuves aussi terribles qu’eux, ne soient plus en mesure de se parler autrement que par médias (ou chansons) interposés.
Merci en tout cas pour votre commentaire, je précise que j’ai 41 ans, que je n’ai jamais vu Peter Hook sur scène (mais que nombre de vidéos attestent que les performances live de NO, même avec lui, pouvaient être très inégales), mais Sumner trois fois : en 1991 avec Electronic, en 2011 avec New Order, et enfin ce concert-ci.
Merci encore pour votre avis, en espérant que vous me pardonnerez d’y avoir répondu 😉
Bien cordialement,
FG
Bonjour P.Lava et French Godgiven,
J’aurai du mal à vous réconcilier car ma voix sera un 3ème avis et peut-être pas le plus plaisant.
Tout New Order était attendu au tournant avec cet album et cette tournée. Pas étonnant que Daniel Miller, patron de Mute Records, soit présent au Casino de Paris mercredi dernier. Probablement pour superviser le galop d’entraînement de ses nouveaux poulains, dont la moyenne d’âge excède celle d’un cheval encore consommable dans des lasagnes. Je l’ai reconnu quand il est passé à la régie son placée dans l’entrée de la salle après le concert, on n’est pas intime mais il se trouve que je m’intéresse aux labels indépendants qui ont pubié mes albums favoris (Rough Trade, Factory, 4AD, etc.). Après une tape sur l’épaule fort peu courtoise de ma part, je lui fais confirmer qu’il est bien Mr Daniel Miller, le remercie naïvement pour avoir signé 2 groupes majeurs et être encore patron de ce label indépendant (enfin plus ou moins mais vous ne lisez pas « Les Echos »). Il est aussi pétrifié que je me sens con d’entamer cette conversation mais on a les idoles qu’on veut. Les réactions communes et les au-revoir sont chaleureux.
Voilà, voilà… qu’est-ce que je disais ? Ah oui… New Order. Groupe sous respiration artificielle depuis qu’il a perdu l’un de ses maîtres de cérémonie. Est-ce pour nous éviter le jeu de scène ridicule de Bernard Sumner et ses bourrées auvergnates que la production diffuse ces projections et ainsi pallier au manque de Peter Hook ? Le chant retenu du leader despote autant sur disque que sur scène conforte dans cette idée. New Order, toujours considéré de ce côté de La Manche davantage comme une curiosité par nos chers media que comme un élément majeur de la pop-culture, ne faillit pas à sa réputation en publiant son 9ème album en 35 ans d’existence. 1 tous les 6 ans en moyenne, dur pour les ultras, pire dans la réalité. Le show fédère une majorité de quadras et quinquas, une grosse proportion découvrant à quoi ressemble l’absence sur scène du bassiste historique, créateur d’un son unique, quoi qu’on en pense. Stephen Morris, véritable métronome humain, pourrait tenir le rôle de Peter Hook. Hélas, relégué au fond de la scène, il est invisible, même perché sur son estrade. L’apparition en première partie de Hot Vestry, avec sa fille aux claviers, a probablement obligé à organiser la scène de la sorte. Ou faut-il y voir une intention du frontman ? En tout cas personne ne moufte hormis lui. « Even I bought our new record/Même moi j’ai acheté notre nouvel album » rit-il au début du set. Si on le télécharge, il nous casse la gueule à la récré ? Non rassurez-vous, Barney, on n’est pas Factory, on sait que votre groupe a épongé les dettes de l’Hacienda, Peter l’a assez expliqué dans son livre sur le sujet. Et puisqu’il règle ses comptes avec vous dans cet ouvrage et celui sur les enregistrements de Joy Division, on aurait aimé 2-3 interprétations d’Unknown Pleasures et Closer, histoire de démontrer votre savoir-faire pendant ces 2 heures. Durée inhabituelle mais beaucoup moins frustrante que celles auxquelles New Order nous avait habitué jusqu’au 90’s. Les ultras sont comme des hooligans anglais, assoiffés de bière et de rythme. Ils ne seront pas déçus, sauf lors du rappel. Blue Monday, aussi prévisible et envahissant qu’une gueule de bois, martèle son beat, les 2 covers de Joy Division attirent plus près de la scène des gamins affectionnant la mort. « Je suis fan, laisse-moi passer ! » lance une ado post-pubère qui vient de prendre du poppers à un quarantenaire accoudé sur la rampe le séparant de la scène. La communion est tellement ratée à ce moment qui a déjà vu passer des classiques du combo qu’il lui rétorque « Moi aussi, casse-toi ! » quand résonnent les premières mesures de « Love will tear us apart », devenu un hymne à la U2. Ce titre ne sera décidément jamais compris par tout le monde de la même façon. Hymne à la Mort, chanson de crooner bancal, pop-song ultime, autant d’interprétations que le suicide de Ian Curtis. Lui, tout le monde l’a vu à l’unique concert français de Joy Division en 1979. Comme les milliers de fans des Smiths qui ont assisté à leur unique concert parisien à L’Eldorado en 84 ou ceux qui ont vu la lumière lors du passage des Stone Roses à Paris. Ces 3 formations mancuniennes ou ce qu’il en reste sont l’objet de commentaires croquignolesques dans les forums. Les entendre dans les salles est encore plus pathétique : « Ian Curtis s’est pendu dans ses chiottes », « Morrissey hésite à reformer les Smiths », « Les Stone Roses en concert à l’Hacienda avant qu’ils signent chez Factory, tu n’as pas idée ». Sans commentaires, on n’y était pas.
Ce concert du 4 novembre, on y était. Performance sous contrôle et plein de détails agaçants. Bernard Sumner mimant des gestes pour régler toute sorte de matériel après chaque morceau, on le soupçonne de lire les paroles sur un prompteur, le volume de son micro passe de temps en temps à la hausse. Pas fringant, ce début de tournée, il sent le rodage. Ici et là planent une odeur du Factory des débuts, d’amateurisme. Car il ne manque pas que Peter Hook. Tony Wilson est décédé depuis le dernier album, Rob Gretton, leur manager historique parti trop tôt, n’a eu aucune influence sur les 3 derniers opus. C’est aussi lui qui avait amené le groupe vers des sommets dans les années 80. Le guitariste qui officie au synthé et à la batterie électronique comme Hooky avant lui, ne fait pas illusion. Le nouveau bassiste est toujours aussi discret, n’osant pas approcher un public qui ne lui pardonnera jamais de ne pas reproduire à l’identique le jeu de son prédécesseur. Il le dépasse facilement de 2 têtes, même quand Peter jouait au garde-à-vous avec un pantalon à pinces. New Order réussit pourtant le pari de jouer des versions remixées de certains titres phares comme True Faith. La technologie leur permet de réaliser ce qui était certainement un rêve de longue date : une sorte de live clubbing. Nouvelle époque, nouveaux outils. L’exact inverse a empêché Kraftwerk de faire jouer ses robots en Mondiovison entre 1978 et 81. A presque 60 ans, nos ainés de ce savant mélange de rock-électro-dance-je-ne-sais-quoi-qui-les-distingue-du-lot ont réussi un quasi sans faute en 35 ans de carrière. Leurs concerts sont ce qu’ils sont: inégaux comme leur 2ème moitié de carrière. Une chose n’a pas changé et s’est même amplifiée : le contrôle. Même les playlists collées au sol par les roadies pendant le set du DJ ont été précieusement conservées et l’ingé son n’a accepté de les présenter qu’à quelques fans insistants pour en faire des photos quand la salle fut vidée. D’habitude, elles sont jetées au public avec les médiators, drumsticks et consort.
New Order est de ces groupes qui ont une particularité encore plus inhabituelles que les autres qu’on a déjà commenté et décortiqué. On acceptait et on accepte encore d’eux un leader qui chante parfois faux et à des années-lumière d’un guitar-hero malgré la qualité rythmique de ses compositions, un bassiste à l’humour douteux mais au son unique et révolutionnaire, un batteur et un clavier statiques et sans plus d’âmes que leurs instruments de prédilection, qu’ils jouent comme des ouvriers du son avec leurs rôles chevillés au corps. On se console comme on le peut de leur silence prolongé, de l’impossibilité de remplacer et de faire revenir un bassiste fâché à mort avec son binôme, son bras musical. On passera les livraisons épisodiques d’albums, compilations ou DVD. Si ce groupe était ma grand-mère, New Order aura malgré tout réussi à préparer un quatre-quarts avec seulement 3 ingrédients. Mais dans sa forme actuelle il n’aura plus jamais le goût de son gâteau.
Merci pour ce passionnant commentaire, qui donne une autre perspective à ce concert ! Nous ne sommes pas loin d’être d’accord, merci aussî pour ce rappel historique qui complète idéalement celui que je propose dans l’article 🙂 Les absents que vous mentionnez, j’y fais brièvement allusion quand j’évoque les tragédies traversées par le groupe.
J’aime beaucoup susciter le débat, l’échange de points de vue, tant qu’il reste cordial et de bonne tenue.
Bien à vous deux,
FG