[dropcap] »I[/dropcap]l existe dans le Sud un fort où, voici quelques années, un meurtre fut commis… «
C’est sur cette phrase intrigante que s’ouvre l’adaptation cinématographique de John Huston du roman de la grande Carson McCullers, Reflets dans un œil d’or (1941) dont il emprunte l’incipit, et qui met en scène les mythiques Marlon Brando et Elizabeth Taylor dans les rôles titres. L’un des films les plus fascinants, étranges et sensuels du réalisateur, qui fut aussi mal reçu à sa sortie par la critique et le public américains qu’il est adulé aujourd’hui.
Nous sommes dans les années 40 en Géorgie, dans une petite garnison où les militaires et leurs épouses vivent dans un extrême isolement. Pour échapper à l’ennui qui la ronge, la belle Leonora (Elizabeth Taylor), épouse du major Penderton (Marlon Brando), trompe son mari avec le lieutenant-colonel Langdon (Brian Keith). L’épouse de ce dernier (Julie Harris) est gravement perturbée depuis qu’elle a donné naissance à un enfant anormal et ne semble trouver de réconfort qu’auprès de son excentrique majordome philippin, qui semble lui-même en proie à la folie. Tandis que le couple d’amants s’offre chaque jour de longues promenades à cheval sous le regard excédé de Penderton, un jeune soldat nommé Williams va venir troubler d’avantage encore cet univers à l’équilibre fragile, fait de désirs inavoués et de frustrations.
Le ténébreux Williams se sent irrémédiablement attiré par Leonora qui, comme lui, est férue de chevaux et monte un étalon rebelle, et qu’il épie constamment dans son œil d’or. C’est un dresseur de talent qui a l’habitude de monter à cru et nu, ce que ne manque pas de remarquer Leonora. Mais la beauté et la sensualité du jeune homme n’échappent pas non plus à Penderton qui, devenu impuissant à « satisfaire » sa femme qui se plaît à le mépriser et le rabaisser, et comprenant que son mariage est terminé, est en proie à de complexes pulsions. Il se réfugie dans ses fantasmes et s’éprend de Williams pour lequel il éprouve une fascination érotique croissante. Tandis que jalousie, voyeurisme, pulsions homosexuelles et souvenirs s’entremêlent, la situation devient explosive… Dans cet univers clos où les relations sont exacerbées, la relation triangulaire entre les personnages va inévitablement tourner au drame.
Ambiance trouble et angoissante, jeux d’ombres et de miroirs, onirisme et érotisme, chassés-croisés amoureux, personnages torturés, distribution grandiose, réalisation magistrale : tout est là pour faire de Reflets dans un œil d’or un bijou de sensualité et d’esthétisme. Le film est, symboliquement, décrit comme se déroulant dans le reflet de l’œil doré d’un paon dessiné par le majordome philippin de Mrs Langdon, d’où son titre et la raison pour laquelle John Huston choisit de faire traiter la pellicule initiale dans un bain de pigments ambrés. Une version sublissime, que je vous conseille vivement. Pour créer un contraste, chaque scène dorée comporte un élément gardant sa couleur réelle (la robe rouge de Liz Taylor par exemple, superbe). Mais le public fut totalement dérouté à l’époque par cette nouveauté et le film fut vite retiré des écrans pour ressortir dans une version classique.
Après la mort de Montgomery Clift, qui devait initialement interpréter le major Penderton, il fallait trouver un comédien qui puisse incarner le mélange de virilité affichée et d’ambivalence sexuelle du personnage du major. C’est Elizabeth Taylor qui souffla à John Huston le nom de Marlon Brando, alors au creux de la vague, qui trouve ici un rôle à contre emploi qui lui sied à merveille.
Devant la caméra, le couple Marlon Brando et Elizabeth Taylor n’hésite pas à surenchérir dans l’hystérie dans des scènes d’anthologie, pour nous livrer un film aussi troublant que fascinant à l’issue prévisible et d’ailleurs annoncée, merveilleusement servi par la partition musicale de Toshiro Mayuzumi qui renforce encore cette impression de trouble et d’angoisse latente qui ne nous quitte pas. Un bijou à découvrir ou redécouvrir dans laquelle tout est affaire de regard.
Image bandeau : Capture d’écran