L’époque est friande de polémiques à la con et d’indignations amnésiques qui s’effacent comme de la craie sur un tableau noir en fin de journée.
Souvenons-nous donc de la levée de bouclier des frileux quand on auréola ce bon vieux Robert Zimmerman de ces curieux lauriers suédois. Il n’était certes pas du sérail, de la chapelle littéraire, avait publié ses mémoires parcellaires un peu plus tôt, l’excellent « Chronicles, Volume one« . Il n’avait de plus aucun besoin de pareille distinction, ne courait pas après et fut à la vérité bien emmerdé lorsqu’il lui fallut l’accepter, envoyant Patti Smith recueillir sa gloire en son nom. Et mettant des semaines avant de réagir et à goupiller un discours de remerciements, fort beau, à ses influences en littérature.
Ils avaient raison, les bougons. Dylan n’est pas un écrivain. Il est bien davantage. Il est celui qui a trouvé les mots quand la jeunesse savait encore fomenter des révolutions lumineuses. Il était le Gavroche de ces singulières barricades, le symbole à contre-cœur des insolents qui contestaient l’ordre établi au début des années 60. Il était l’icône folk de Greenwich Village, celui qui reprenait le flambeau de Woody Guthrie ou de Pete Seeger. Le gamin des lancinantes épopées à la guitare acoustique et à l’harmonica. Il était un flibustier musicien, revisitant ses grandes références et ses grands standards, les faisant siens, devenant l’aboutissement et la confluence des racines tordues de la musique américaine. La voix des vagabonds dans les trains de marchandises, l’Amérique de Steinbeck et de Robert Johnson. L’héritier de Kerouac et de Burroughs. L’incarnation de tout ce que les Etats Unis peuvent avoir de beau, d’intègre, de bon et d’intelligent.
Il est le prophète qui annonçait les pluies rudes et les réalités sombres, qui ne voulait pas être un pion dans le grand jeu, qui refusait de se conformer à quoi que ce soit même à ce qu’on attendait de lui. Il est celui qui pouvait dénoncer les maîtres de guerres ou déclarait candidement son envie d’une fille. Celui qui savait entendre les réponses murmurées par le vent. Il est celui qu’on n’allait pas enfermer dans un seul rôle. Même s’il est flatteur d’être considéré comme un héros. Mais une statue, c’est immobile. Lui allait trahir ses premiers fidèles en passant à l’électricité, révolutionnant la musique de son temps (« Like a rolling stone » a plus de cinquante ans et n’a pas une ride). Il n’a toujours guère fait que ce qui lui chantait. Imprévisible. Inattendu. Retiré à la fin des années 60 et épuisé après des années frénétiques, revenant dans plusieurs version de lui-même. Jusqu’aux épisodes les plus déroutant comme celui de sa conversion chrétienne.
Revenant, dans les années 80, 90 avec de beaux albums Oh Mercy ou Love and Theft. Perpétuant son « neverending tour », sa tournée sans fin où il joue ses chansons dans des versions toujours renouvelées, réorchestrées pour éviter l’ennui, dans ce farouche contre-pied qui l’a toujours caractérisé. La voix devenue rocailleuse et la mine souvent impassible. Bob Dylan continue de couler dans nos veines et dans notre histoire. Il est bien souvent une incontournable influence de toute la musique qu’on aime.
Pour un tel musicien, pour une telle importance, pour une telle poésie qui dit l’âme de la culture dont il est issu (devenue mémoire commune), celle du pays de Mark Twain ou de Louis Armstrong, un Nobel littéraire est en effet incongru. Comme toutes les médailles à la poitrine du désormais vieil homme qui ne cesse de figurer l’éternelle jeunesse, pointant constamment le malentendu du symbole qu’il est devenu.
Bob Dylan, c’est de l’histoire populaire en musique et toujours en mouvement.
Bob Dylan, c’est des mélodies dans les cœurs qui battent.
Bob Dylan ne se laissera jamais totalement sacraliser.
Au soir de la récompense, plutôt que de s’y rendre, il donna un concert.