[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]ucun enfant des années 80 n’a oublié la magie de Dark Crystal, film hors-norme devenu culte, remis sous les feux des projecteurs suite à la diffusion en 2019 sur Netflix d’une série « préquel » portant le même nom. A l’occasion des 38 ans de sa sortie française, retour sur un petit bijou cinématographique, véritable ovni né de l’imaginaire foisonnant de Jim Henson, réalisateur et producteur de télévision et cinéma et marionnettiste génial, qui a permis au monde entier de découvrir un film unique et singulier devenu mythique.
S’ils sont ignorés des gamins d’aujourd’hui, les noms de Jim Henson et de Frank Oz sont familiers à la génération du Muppet Show et de 1 Rue Sésame, ces programmes télévisés uniques en leur genre créés dans les années 70, très appréciés des enfants mais pas que, et bien installés dans les chaumières dans les années 80. Ces deux passionnés, totalement gagas de marionnettes, se lancent alors, à l’instigation de Jim, dans un pari aussi fou que risqué : tourner un long métrage de fantasy avec des marionnettes et des décors entièrement réalisés à la main. Mazette ! Certes, l’heroic fantasy a le vent en poupe au début des années 80 à Hollywood, les films tels que Conan le Barbare, Excalibur, L’histoire sans fin, Willow, Legend et autres pleuvent sur le grand écran et cartonnent au box-office. Mais faut-il pour autant se lancer dans pareille aventure ? Hé bien oui : les deux amis y croient fermement et le tournage démarre après six années de travail en amont, nécessitant un budget colossal de 16 millions de dollars et engloutissant toute la fortune personnelle de Henson.
Véritable prouesse technique pour l’époque, le numérique et les images de synthèse n’étant pas encore nés, tout ce qui est visible à l’écran est imaginé, dessiné, peint à la main, fabriqué, actionné et manipulé par l’homme. Il faut absolument regarder des images du tournage, qui dura d’ailleurs un an et demi, pour prendre la mesure du travail de titan réalisé par l’équipe : décors somptueux grandeur nature aux détails de dentelle, marionnettes aussi magnifiques qu’impressionnantes pesant parfois près de trente kilos, actionnées par quatre voire cinq animateurs dans des positions dignes de contorsionnistes, tout est absolument surréaliste ! Car Dark Crystal est avant tout un travail d’équipe et n’aurait pu voir le jour sans les professionnels talentueux dont sut s’entourer Henson. Ce fut le cas avec les talentueux et brillants illustrateurs Brian Froud, aujourd’hui âgé de 73 ans, et son épouse, qui imaginèrent et dessinèrent les somptueux décors et les créatures du film et participèrent en 1986 à un autre bijou, j’ai nommé Labyrinth. On peut également saluer le génie du mime suisse Jean-Pierre Amiel et de sa compagne Claude, chargés de donner vie et mouvement aux créatures du film. Ces derniers durent recruter parmi plus de mille cinq cents danseurs, mimes, clowns et gens de théâtre une cinquantaine de personnes, qu’ils formèrent pendant huit mois afin d’animer les marionnettes !
Si Dark Crystal surprit les spectateurs en se démarquant totalement des productions familiales précédentes de Jim Henson par son univers beaucoup plus sombre et il faut le dire, assez terrifiant pour les enfants que nous étions alors, avec ses créatures immondes et malfaisantes, son lot d’horreurs et de tragédies, c’est sans doute ce qui a fait son originalité autant que l’univers foisonnant et poétique dans lequel il se déroule. Le projet de Jim Henson était de revenir à la noirceur des contes des frères Grimm, le réalisateur étant alors convaincu que les enfants aiment l’idée de peur et qu’il est sain pour eux de se confronter à cette émotion. Afin de ne pas spoiler les petits et grands veinards qui n’auraient pas encore vu ce bijou, je ne dirai de l’intrigue que ce qu’en dit la jaquette de l’édition en Blu-Ray que je possède.
Un autre monde, un autre temps, à l’âge des miracles… Jen et Kira, seuls survivants de la race des Gelflings, partent à la recherche d’un éclat de cristal gigantesque, abîmé dans une commotion planétaire, qui donne force et puissance aux Mystiques, un peuple sage et pacifique. Ils doivent affronter les terribles et cruels Skeksès qui tiennent ces derniers en esclavage. »
Que puis-je rajouter ? Que l’extravagance, la richesse et la beauté des marionnettes nées de l’imagination de leurs créateurs, est absolument incroyable. Que la façon dont l’équipe a su donner vie et incarner, véritablement, chaque espèce, chaque créature de silicone et de fer d’une manière qui lui est propre, est remarquable. Que tout, dans ce film profondément habité dont aucun des personnages n’est pourtant de chair et de sang, parvient comme par magie à être mouvement et grâce. Que le texte et le doublage de l’époque sont une réussite et que le spectateur oscille tout du long entre émerveillement, rire, émotion, effroi et frissons. En bref, que le spectacle grandiose et baroque qui défile sous nos yeux pendant 89 minutes est une véritable œuvre d’art, un film-monde aussi magistral qu’unique avec son univers visuel extraordinaire peuplé de paysages surprenants et de créatures fantastiques.
Le monde de Thra, riche d’une nature étrange et foisonnante où cohabitent terre, eau, feu, espèces végétales luxuriantes, insectes, oiseaux, animaux, est d’une absolue beauté et le souci du détail y est poussé à l’extrême. Un observateur curieux et attentif y décèlera d’ailleurs mille nouveaux éléments ou apparitions fugaces, végétales et animales, à chaque visionnage.
La pureté des Mystiques, demi-géants à quatre bras courbés à la démarche lourde et lente, et celle des Gelflings, à la beauté gracile des elfes et aux grands yeux expressifs, s’oppose remarquablement à la noirceur et à la cruauté des immondes Skeksès, sorte de vautours à demi-aveugles déplumés et répugnants, et à la brutalité des Garthims, les scarabées géants qui leur servent de soldats. La fantasque Aughra, sorcière et gardienne des secrets, qui voit tout dans l’œil qu’elle sort de son orbite à loisir et qui vit dans un antre dominé par une machine mettant en mouvement des astres de métal, représentant l’univers, est absolument délicieuse. Sans compter les joyeux drilles que sont les Podlings, la boule de poil aux dents acérées de Kira ou encore les impressionnants échassiers du vent, de gigantesques coursiers à l’apparence inquiétante qui emmènent nos deux héros dans une chevauchée inoubliable.
Certes, l’histoire de Dark Crystal n’a en soit rien de très original : elle se contente de dérouler le schéma narratif type du voyage du héros et la fameuse lutte du Bien contre le Mal, la dualité humaine que l’on retrouve dans tous les contes, est ici poussée à l’extrême. Mais qu’importe, les aventures et le monde extraordinaires de Jen et Kira ont indéniablement laissé dans nos cœurs d’enfants ou d’adolescents des années 80, en tout cas dans le mien à l’issue de la séance à laquelle m’avait emmenée mes parents, un souvenir incroyablement fort et vivace. Un sentiment étrange de rêve éveillé, d’émerveillement absolu mêlé d’une once d’angoisse qui n’était pas pour me déplaire.
Couronné par le Grand Prix du Festival d’Avoriaz en 1983 et de nombreux prix prestigieux, Dark Crystal rencontrera à sa sortie un beau succès public, mais sa réception critique sera, hélas, plus mitigée. Si son esthétisme et ses effets spéciaux sont salués, son scénario et ses sources d’inspiration trop visibles selon certains sont fortement critiqués. Mais bien heureusement, ce film magistral et emblématique d’une époque, considéré aujourd’hui comme un classique, a su trouver son public au fil du temps, se transmettant de parents à enfants et de génération en génération avec une émotion toute particulière.
Que dire d’autre, sinon que pour moi, 40 ans après, le charme de ce film intemporel demeure intact. Peut-être moins pour un public habitué aux images numériques et aux effets spéciaux qui le découvre aujourd’hui, quoi que… L’enfance est un monde à part, capable de voir avec le cœur. Prouesse technique inégalée, merveille de magie et de poésie, Dark Crystal est l’œuvre d’un créateur non pas fou mais magistralement talentueux, inventif et avant-gardiste, qui a osé aller au bout de son imaginaire et de sa fantaisie envers et contre tout. Un film envoutant, précieux et absolument unique, à voir et à revoir.
Image à la une : Capture d’écran extrait du film