Je pourrais vous dire simplement que Giant Steps est le troisième album des Boo Radleys, que le titre s’inspire de l’album éponyme de John Coltrane et qu’il marque une évolution dans la musique du groupe qui ajoute à la couleur shoegaze de ses albums précédents un savant mélange de pop, reggae et sons orchestraux.
Je pourrais également ajouter que la critique ne s’est pas trompée lors de la sortie de ce bel objet bizarre. Ainsi NME et Select ont décerné à Giant Steps le titre d’album de l’année. L’enthousiasme n’est depuis pas retombé car plus récemment, en 2016, Pitchfork l’incluait dans les » 50 meilleurs albums de shoegaze de tous les temps », à la place 25.
Bon j’aurais pu vous raconter et développer tout cela mais je n’en ferais rien, préférant vous parler de la place de Giant Steps dans ma vie en cette fin d’année 1993. L’album est sorti pile au moment où j’entrais au lycée en classe de Seconde. Auparavant, mes années collège avaient été marquées musicalement par l’écoute des disques des tontons et tatas qui s’étaient gentiment débarrassés de leurs 33 tours de jeunesse auprès de mes sœurs et moi. J’ai ainsi passé trois années à écouter les classiques Pink Floyd, Black Sabbath et Led Zeppelin et était persuadée que la musique la vraie, c’étaient des mecs chevelus avec des grosses guitares aux solos interminables et quelques montées de chialades dans la voix.
Mais tout cela, c’était avant mon entrée en Seconde et ma rencontre avec Anne et mon professeur d’histoire, Monsieur V. Anne, jolie brunette sémillante et impertinente, était une fan. Fan de son grand frère, fan de la musique qu’il écoutait, en gros toute la scène rock indé de l’époque. Elle me ramenait ainsi des cassettes et disques chaque semaine qu’elle copiait ou chourait de la collection de son frère et toutes les deux on en causait énormément. C’est ainsi que parmi les premiers trocs, elle me glissa un jour Giant Steps dans la besace. La première écoute fut un véritable choc, un monde nouveau explosait mes oreilles avec notamment le titre Lazarus et son début reggae psyché qui finit par s’évader dans des harmonies vaporeuses à grands coups de guitare et trompette, le morceau pour moi le plus beau et le plus emblématique de tout ce que Martin Carr avait à dire dans ce disque.
Je dus me rendre à l’évidence. Sans trop Birkiner, il me fallut dire définitivement adieu à mes seventies. J’étais tombée raide amoureuse de tous ces nouveaux sons et nouveaux gros mots que je découvrais comme noise, pop, shoegaze, lo-fi puis plus tard grunge, amour qui m’habite toujours 25 ans plus tard.
Le prof d’histoire, Mr V. finit par capter notre manège, nos trafics de cassettes et disque. Au lieu de nous coller en retenue comme on se l’imaginait, il vint s’asseoir et discuter musique avec nous. Ce Mr V. était en réalité passionné par toute l’effervescence de la scène indé anglaise et américaine de l’époque et ravi de pouvoir échanger avec ses élèves. Il instaura pour cela un drôle de rituel. Chaque semaine en T.P., après avoir filé un travail aux autres, il ouvrait discrètement sa serviette chic en cuir et nous sortait des exemplaires des Inrockuptibles, Magic ainsi que des disques. Toujours plein de trucs. Je me souviens notamment du premier album de Frank Black qu’il me prêta après lui avoir fait part de mon amour inconditionnel du titre Headache sorti sur Teenager Of The Year.
Bref, vous l’aurez compris, Giant Steps c’est un peu mon Diabolo Menthe à moi, la fin de l’enfance, des envies de nouveauté et de liberté dans un monde inconnu en pleine effervescence, des sons et et des émotions neufs, le symbole des premières transgressions sous la bénédiction d’un prof déguisé avec sa cravate classique et sa serviette impeccable.
Depuis, la bande à Carr m’a plus que déçue avec l’infâme Wake Up!, sorti en 1995, que je considère toujours comme une trahison plus qu’une erreur de parcours tant l’audace et la créativité initiales cèdent le pas sur ce disque à une pop calibrée et affreusement nunuche, un truc pour auditeur sous-pullé acrylique quoi. Je garde cependant toujours des mots d’amour et de tendresse, des mots de femme que [je] cache et qu’on condamne pour mon amant de Seconde, Giant Steps, qui me fait rouvrir mentalement mes classeurs de lycée et me procure toujours autant de plaisir et rêveries à l’écoute.
Super album