[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]’il est un roman hongrois qui mérite d’être découvert, et que vous pouvez mettre sans crainte au pied du sapin, c’est bien cette Alouette de Dezsö Kosztolányi, que l’auteur considérait d’ailleurs comme sa plus grande réussite.
Point d’oiseau dans ce texte au titre un peu énigmatique mais une héroïne qui, hormis son prénom aux accents romantiques, a tout d’une parfaite anti-héroïne. Âgée de 35 ans, Alouette est la fille unique d’un couple de petits-bourgeois âgés, avec lesquels elle vit dans la ville de province de Sarszeg, en Hongrie. Coincés dans un quotidien sans fantaisie ni joie aucune, la famille mène une existence banale et étriquée. Les parents désespèrent de trouver un mari à leur fille. Car Alouette est laide, très laide, même si personne n’ose avouer sa disgrâce physique : elle restera vieille fille et vivra avec ses parents jusqu’à la fin de leurs jours, chacun s’est fait une raison.
En ce mois de septembre 1899, Alouette est invitée à passer une semaine à la campagne chez son oncle. C’est la première fois qu’elle s’absentera aussi longtemps de la maison. Entre déchirement et effervescence, le départ s’organise. D’abord désemparés au premier soir de l’absence de leur fille chérie, le couple va devoir prendre ses dispositions pour « survivre » à l’absence de l’oisillon (enfin) sorti du nid.
Contre toute attente, leur désarroi ne dure pas longtemps et voilà nos parents esseulés décidant d’aller dîner au restaurant. Leur première sortie depuis des lustres fait figure d’événement dans la petite ville. Dès lors, les vieilles connaissances resurgissent, tandis que les souvenirs d’un passé riche en sorties et amitiés remontent à leur mémoire.
Entre nostalgie et désespoir, les parents d’Alouette se remettent soudain à vivre, sans oser se l’avouer. Le père retrouve ses anciens compagnons, Les Guépards, une bande de joyeux drilles portés sur le jeu et la bouteille. La mère retrouve des gestes simples de séduction féminine et se met à rejouer du piano. Le temps file trop rapidement et le retour de l’oiselle au ramage et au plumage tristes approche. Lors d’une soirée trop arrosée, le père finit par vider son sac en évoquant le poids que représente leur laideron de fille, suivi par son épouse, au cours d’une nuit qui restera sans doute la plus mémorable de leur existence.
Et la pauvre, pauvre Alouette esseulée, triste et laide, si laide, qui fait désormais figure de fardeau, rentre à tire-d’aile de son séjour à la campagne. Non sans avoir, de son coté, pris conscience de l’étendue de sa solitude et de l’absurdité de sa vie. Encore plus laide, encore plus grasse et encore plus malheureuse qu’avant. Tout rentre dans l’ordre et la vie reprend son cours avec ses promenades à lente allure dans les champs, ses dîners à trois à la maison et l’hypocrisie familiale. Parents et enfant s’enferment à nouveau dans leur souffrance et leurs mensonges, chacun se persuadant qu’il a manqué à l’autre et que les choses sont finalement mieux ainsi.
Deszsö Kosztolanyi (1885-1936) avait une sœur laide et qui n’a jamais pu se marier. C’est en 1923 qu’il écrivit ce texte savoureux ayant pour toile de fond cette existence provinciale qu’il connut enfant, texte d’une cruauté absolue mais tout en délicatesse et en pudeur. Ni flèches empoisonnées ici, ni règlements de comptes assassins ou lamentations interminables, ni rebondissements ou aventures extraordinaires : l’auteur décrit simplement la vie de cette petite ville de province et de son microcosme et le quotidien étriqué et figé de ces trois personnages, que les rituels aident à lutter contre le vide de leur existence et contre l’immuable.
Et chaque chose, chaque mot est ici à sa place, pour nous livrer ce que l’on devine des personnages grâce au talent de Kosztolanyi. En résulte un petit roman étonnant, émouvant, cruel et tragique, dont l’écriture aussi drôle que meurtrière devrait vous ravir. Un bijou de la littérature hongroise, à découvrir absolument.
Alouette de Deszsö Kosztolanyi
traduit du hongrois par Péter Ádám et Maurice Regnaut, coll. Bis, éditions Viviane Hamy