[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]U[/mks_dropcap]nique concert en France le 3 juillet dernier à la Philharmonie de Paris, Anohni dévoile en live son premier album Hopelessness sous ce nouveau nom ; je vous invite à lire en préambule à la mienne, la très belle chronique de Ivlo Dark qui décrit de façon brillante la trajectoire de l’artiste, ex Antony and The Johnsons, et qui résume tout le bien que je pense de l’album et de l’artiste.
À l’heure où les débats inutiles en France sur le burkini cachent une réalité bien plus cynique, Anohni donnait ses premiers concerts, entièrement voilée, se donnant à voir par le manque que cela suscite. J’ai lu ici ou là des critiques déceptives du concert et je m’en vais de ce pas tenter de réhabiliter humblement ce que j’ai ressenti de la démarche de l’artiste.
Je tiens à préciser que c’était mon premier concert de Anohni (je n’avais pas eu la chance de voir Antony) et aussi mon premier concert à la Philharmonie de Paris. Il est vrai que les lieux de concert deviennent plutôt aseptisés, et c’est vraiment le cas avec ce bâtiment qui suscite discussion et débat sur sa forme et son vieillissement dans le temps avec son revêtement extérieur, mais l’intérieur avec ses lignes épurées, tout en bois dans des tons clairs et jaunes, prend l’apparence d’un vaisseau, et personnellement les concerts sont toujours une invitation au voyage qui continuent de me faire vibrer avant tout par l’expérience physique.
Alors que le public prend place, les lumières déclinent lentement, pas totalement, et sur un écran géant au milieu de la scène apparaît Naomi Campbell (qui est l’égérie du clip Drone Bomb Me) qui danse sur une sorte de boucle expérimentale, on dirait une vague sourde qui monte et descend d’où émergent des sonorités disparates, c’est captivant au début et si la durée est un peu trop longue pour une introduction (20 mn), il n’empêche que cela nous plonge dans un état hypnotique, qui interroge déjà en souterrain la beauté de la femme.
Puis les deux comparses qui accompagnent Anohni sur scène, se placent chacun d’un côté de l’écran avec un ordinateur et quelques autres jouets électroniques, la voix de celle que l’on attend résonne alors dans la salle avec le morceau Hopelessness, mais sa présence physique en est soustraite. Un étrange début de concert qui questionne sur la présence de ce que l’on va voir en live, et sur son manque en l’occurrence, et souligne ce que cela donne à voir d’autre ; là notre regard va nécessairement sur ce visage de femme sur l’écran qui chante en playback sur la voix d’Anohni cachée à notre vue, on la devine derrière l’écran mais est-elle même là physiquement sur scène ? On pourrait penser que l’artiste place le son avant l’image ou sa présence corporelle, en l’occurrence la voix, cette voix placée au-dessus de tout… on ferme les yeux, il n’y a rien à voir on vous dit, et là on décolle, sentant la présence proche de la foule extatique.
Anohni passe sous l’écran, un peu gauchement, sur le deuxième morceau 4 Degrees et se donne enfin à voir… Et… surprise… elle apparaît en fait dans un vêtement ample, légèrement informe, avec une capuche et un voile noir recouvrant son visage. Autant dire que si sa présence nous est enfin dévoilée, son visage et son corps masqués veulent nous dire autre chose. Il n’y a rien à voir donc et pourtant elle va faire voir exactement ce qu’elle veut, elle nous montre l’inmontrable. Derrière elle, un nouveau visage de femme qui chante sur les paroles, créant un décalage avec la voix d’Anohni, et si dans un premier temps on pense que le costume va tomber sur un prochain morceau, laissant apparaître enfin le nouveau visage féminin assumé de la chanteuse, il n’en est rien. Les morceaux se succèdent et Anohni ne laisse voir d’elle que cette étoffe qui recouvre tout, les visages sur l’écran défilent et prennent une place imposante, nous devinons que parmi elles il y a aussi ceux de femmes trans-genre, des femmes qui n’ont aucune visibilité dans le monde dans lequel nous vivons… Watch me le troisième morceau peut alors prendre un tout nouveau sens, ce que nous regardons en l’Autre, ce n’est personne d’autre que nous-mêmes. Nous sommes tous l’égal de l’Autre.
Ce procédé peut en lasser certains et d’une certaine manière je peux le comprendre, j’oscillais moi-même au début entre scepticisme et fascination. Ce que j’adore en fait c’est cette radicalité dans la forme, et dans le propos nécessaire qui en ressort, cela dit avec force ce qu’est en train de vivre l’artiste, sur sa transformation, son changement d’identité personnelle et artistique, le voile ici est davantage une métaphore, une sorte de chrysalide qui nous en dit tellement plus sur elle, sur sa métamorphose intérieure. Alors les paroles de ses chansons prennent un sens évident et nous parlent au plus profond de notre intimité. Elle nous parle d’elle avec authenticité et sincérité, sur sa souffrance, celle du monde et donc des nôtres, mais aussi de nos victoires sur l’obscurantisme grandissant qui menace de tout engloutir chaque jour. Paradise, Execution, Ricochet, I don’t love you anymore, tous les morceaux de l’album seront joués, ils sonnent encore plus électro en live (j’ai même pensé à un rapprochement avec le son de Moderat) et prennent une dimension spirituelle, quasi mystique. Le double sens est bien là de par leurs titres déjà qui font presque figures d’étendard. Je fermais les yeux me laissant envahir par l’émotion pure. Le paradis ne serait-il pas de vivre pleinement l’épanouissement de son être aux yeux de tous sans être regardé comme un spécimen mais comme un être vivant unique et magnifique dans sa différence ?
Au final j’étais impressionné par tant de grandeur et d’élégance. Certains reprochent au concert une certaine froideur due à cette radicalité dans la mise en scène, statique avec ses visages au centre sur l’écran qui prennent, il est vrai, toute la place, mais c’est d’une générosité bouleversante au contraire. Anohni à travers elles nous donne à voir tellement plus que son propre visage, elle nous dit de ne pas avoir peur de regarder ces femmes, de lever le voile sur un monde qui existe là sous nos yeux, et pourtant cachés. Le corps devient alors une arme politique et il suffit de voir les débats que suscite constamment le port du voile pour les femmes musulmanes pour se rendre compte que masquer son corps au regard des autres n’est pas anodin ou banal. Cela a un sens factuel de par sa soustraction au monde.
Il y aussi ces visages en sang qui illustrent toute la souffrance pour accoucher de soi-même, et celle de la transformation qui passe par la chair. Sur ce même écran viendra s’inscrire vers la fin du concert le propre visage d’Anohni, s’inscrivant parmi ces femmes, alors qu’elle chante masquée devant nous, se dérobant paradoxalement toujours à notre regard alors qu’on avait presque le sentiment qu’elle allait enfin tomber le voile, et d’une certaine façon elle l’a fait… Sensation très étrange on ne va pas se le cacher, j’étais avec des amis qui ont aussi ressentis cela. Cette sensation ne quittera pas vraiment le public pourtant vu les réactions à la sortie ou quelques chroniques sur le concert lues ici ou là qui exprimaient un scepticisme certain.
C’est de la part de l’artiste un pari fou, une audace fragile qui peut déplaire et se retourner contre elle en ne plaisant pas à ceux qui sont venus la voir et l’écouter; mais à ceux qui regrettent de ne pas l’avoir vue, j’aurais envie de dire qu’elle vous a donné tout ce qu’elle pouvait vous donner à voir, la partie sous l’iceberg, la face cachée de la lune, et risquer ça, oser ça devant un public à reconquérir avec son passage du masculin au féminin, c’est le plus fort cadeau qu’elle pouvait nous faire, elle se révèle à nous en nous disant justement exactement là où elle en est dans sa vie en se montrant ainsi sur scène.
Certes cela questionne et il y a une dimension philosophique dans sa démarche artistique, mais pas du tout au dépit de l’émotion, car les morceaux donnent des frissons, littéralement, et sa voix, cette voix au timbre si particulier, nous procure une exaltation rare en live, malgré la durée trop courte hélas du concert (1h sans l’introduction). Cet engagement, ce militantisme à peine déguisé, est salutaire dans un monde où les artistes se taisent là où il y a tant à défendre. J’aime Anohni pour sa prise de position forte et viscérale. Nous avons les mêmes combats dans la sauvegarde de la Nature et dans l’affirmation de soi en tant qu’être humain. Le concert se termine sur les mots simples de cette femme améridienne, Ngalangka Nola Taylor, à qui elle donne la parole à travers cet écran et qui vient nous enlever par un uppercut dans le silence qui a envahi la salle, j’en ai les larmes aux yeux. L’émotion intacte était bien là, elle a réussi à percer malgré le dispositif scénique qui nous maintenait à distance pour mieux nous englober tout entier.
Photos par Amanda Hatfield at Park Avenue Armory
Ce n’est pas un concert qu’on oublie, c’est une expérience et une performance unique en son genre, et ce n’est pas qu’un concept cérébral comme j’ai pu l’entendre ou alors ces spectateurs n’ont rien compris à ce qu’était Anohni… La musique ne se donne pas seulement à voir en live, elle est un vecteur pour parler de soi et du monde, elle est elle-même une écoute du monde. Touché !
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