[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#9cba9c »]D[/mks_dropcap]ans ce premier roman, très réussi, à la fois visuel et scriptural, Gabriella Zalapi nous plonge dans la société bourgeoise des années 60 à Palerme. Antonia est une jeune femme de vingt-neuf ans, prisonnière d’un mariage conventionnel et malheureux. Elle étouffe sous la bienséance et subit un morne quotidien, à l’oisiveté forcée. Seule l’écriture de son journal lui offre des bouffées d’air frais. A la mort de sa grand-mère, elle reçoit des cartons renfermant tout un trésor familial : des photos, des négatifs, des milliers de lettres font surgir un passé d’exils à (ré)interpréter et qui l’aidera à trouver sa place, à vivre.
En mêlant les mots et les images, les fragments et les souvenirs, Gabriella Zalapi esquisse le poignant portrait d’une femme qui s’émancipe. Un portrait tout en contraste, servi par une écriture tranchante et des photos en noir et blanc plus douces, vaporeuses, auréolées de mystère…
Gabriella Zalapi est d’abord une artiste plasticienne, d’origines anglaise, italienne et suisse, formée à la Haute école d’art et de design à Genève. Elle s’est illustrée dans la photo, le dessin et la peinture et fait preuve ici, pour sa première entreprise littéraire, d’une très belle maîtrise. En seulement cent pages, elle parvient à construire un récit dense, presque foisonnant, entrelaçant les époques et les histoires, et donne à lire – et à voir – une trajectoire : celle d’Antonia qui, au cours de deux années décisives, 1965 et 1966, se révoltera et quittera un milieu mortifère. Prenant son envol, elle deviendra un individu à part entière et non plus uniquement « la femme de », « la mère de » ou « la fille de » ; tous ces attributs de « subordonnée » et d’ «obligée » qui font d’elle une « perfect housewife ».
Son journal intime, consignant ses impressions, sentiments et ressentiments avec une lucidité parfois glaçante, sans aucun lyrisme qui déborde, lui permet de se constituer. Et de s’approprier, au fur et à mesure des cartons qu’elle vide, une histoire familiale éclatée, marquée par le cosmopolitisme et plusieurs exils. Les racines de son arbre généalogique, juives autrichiennes, anglaises, siciliennes furent durement attaquées lors des deux guerres mondiales.
Cette écriture intime du fragment, et tous les documents pèle-mêle de sa grand-mère adorée Nonna, lui font trouver une voie (voix) de sortie qui l’extirpe de sa prison quotidienne. Elle se solidifie, elle qui se sentait incapable de bouger, se réfugiant dans le sommeil, le corps comme « dissous dans les draps ».
Les photos qu’Antonia découvre, Gabriella Zalapi les présente aux lecteur·trice·s en les alternant avec les passages écrits du journal. Elles ont autant d’importance que les mots. Racontant elles aussi des histoires, elles ont cette faculté de happer celui·celle qui les regarde et de le·la plonger dans une intemporalité belle et mystérieuse. Antonia, grâce à elles, s’évade dans un monde qui a plus d’épaisseur. Un monde en noir et blanc, contrasté, « au caractère onirique, organique » fourmillant de vie.
Exhumées des cartons, ces photos réactivent les souvenirs d’Antonia tout autant qu’elles l’interrogent. Antonia scrute les images, des lieux, des visages, pour trouver du sens, combler des vides et ainsi devenir plus forte.
Dans un entretien accordé au journal suisse Le Temps, Gabriella Zalapi révèle que son roman puise dans une matière autobiographique. Certaines photos appartiennent à son entourage. Et Antonia a réellement existé au sein de sa famille. Mais la conduite d’affranchissement de celle-ci avait provoqué un tel scandale qu’on décida de ne plus jamais parler d’elle, en l’excluant de l’histoire familiale. Voici donc, via ce journal fictif, où l’imagination « féconde la réalité », un fort et très bel hommage à une aïeule qui était condamnée à disparaître dans le silence. Antonia revit grâce aux mots, qui font résonner sa voix ; et grâce aux photos, qui font sentir son regard et qui, parce qu’elles sont belles et dégagent une étrange aura, nous retiennent dans l’espace poétique, toujours intense, du récit.
« Antonia, tu dois : émerger, apparaître, sortir, te montrer, jaillir des tréfonds, manifester ta présence. Qu’attends-tu ? »