[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#a1794c »]Q[/mks_dropcap]uand j’ai vu le film, je n’avais pas fait le rapprochement avec le réalisateur de Still Life (Lion d’Or à Venise en 2006) ou A Touch Of Sin (Prix du scénario en 2013 à Cannes) que j’avais vraiment déjà beaucoup aimés. Très vite j’ai pensé à son cinéma, et c’était bien son nouveau film que je voyais, au titre original et poétique, Mountains May Depart, que je trouve correspondre d’ailleurs davantage à la trajectoire des personnages du film. Un cinéma à priori difficile par le choix de sujets qui montrent la réalité de la société chinoise contemporaine et l’envers du miracle économique qui n’est que propagande de la part du gouvernement. Jia Zhang-ke filme des personnages pour qui la vie bascule en partie à cause de leur condition sociale, avec la pauvreté et le crime comme levier pour en sortir.
Je ne sais pas si c’est un indice de l’évolution de la Chine mais pendant la COP21 qui s’est déroulée ces deux dernières semaines, le président chinois lors de son discours a cité du Victor Hugo ; et dans ce film je me suis fait la réflexion que ce type de narration au cinéma me faisait penser aux romans de Balzac. Il fait, comme lui, une chronique romanesque de son époque, en mettant en lumière les oubliés, les laissés pour compte. Le film se déroule en trois parties temporelles différentes, très bien identifiées notamment par l’utilisation d’un cadre de taille différente. On commence sur un carré qui enferme le personnage, l’utilisation du hors champ dans cette partie est passionnante, on ne sait pas ce qui peut surgir. Fin 1999, une jeune fille de Fenyang (là où a vécu le cinéaste), est courtisée par ses deux amis d’enfance, Zang et Lianzi. Zang est propriétaire d’une station service et se destine à un avenir prometteur tandis que Liang travaille dans une mine de charbon. Le cœur entre les deux hommes et entretenant avec eux une relation très différente, Tao va devoir faire un choix qui scellera le reste de sa vie et celle de son futur fils, Dollar. On pense à un Jules et Jim à la chinoise au début, mais ce n’est pas la légèreté qui intéresse le cinéaste ici, mais plutôt la tragédie d’une vie toute tracée.
Comme pour A Touch Of Sin, le postulat de départ un peu convenu est pulvérisé dans la suite du film que je ne vous dévoilerai pas. Je prends son précédent film comme exemple car j’ai ressenti quelque chose du même ordre. D’un coup le scénario prend son envol, et acquiert une liberté totale, tout peut arriver. Comme dans la vie. Chacun peut prendre son destin en main pour qui sait écouter ses émotions et se relier à elles. Dans A Touch Of Sin, le personnage principal, un mineur de fond ordinaire mais qui observe le monde autour de lui et n’est pas dupe, entre en révolte contre la corruption et finit par faire un carnage. Dans Mountains May Depart, on sent une grande liberté narrative également, la violence est d’un autre ordre, celle de la lutte des classes qui transforme les êtres parfois en monstres transfigurés. Liberté formelle aussi, le film s’ouvre à un autre format d’image dans la deuxième partie en 2014 puis se termine en écran large en 2025. Des personnages restent, d’autres disparaissent, d’autres surgissent, le cinéaste lève le voile peu à peu sur ce qu’il a vraiment envie de dire. Tout se complexifie, la structure narrative du film, à contre-courant, suit celle de ses personnages qui nagent et se débattent. Tao se laisse flotter doucement, sa balance, et danse… Il y a une telle modernité dans ce cinéma, très relié au cinéma européen d’une certaine façon dans son traitement.
Cela fait vingt ans que Jia Zhang-ke en tant que cinéaste fait des films avec une relation difficile avec les instances du gouvernement qui contrôle toutes les autorisations. Il faut savoir que c’est seulement depuis 2003 que la Chine a libéralisé sa politique cinématographique alors que cet art était auparavant « considéré comme un outil de propagande idéologique primordial du gouvernement ». Les interdictions de filmer pour les cinéastes sont levées et ils peuvent « négocier avec la censure ». C’est peut-être ce souffle nouveau que l’on sent dans le cinéma de Jia Zhang-ke, la vie tracée d’autrefois se déploie alors, le présent interroge notre rapport aux autres, à commencer par la famille, et va venir bouleverser l’ordre établi. Un quart de siècle entre une Chine en profonde mutation et l’Australie comme promesse d’une vie meilleure, les espoirs et les désillusions de ces personnages face à leur destin.
Pour ceux qui penseraient à quelque chose de misérabiliste ou de trop noir pour cette fin d’année meurtrie, il n’en est rien, c’est un film mélancolique mais lumineux rassurez-vous. Et une fin véritablement bouleversante pour qui ceux qui, comme moi, se seront attachés à ces personnages. Une mise en scène d’une simplicité désarmante et tellement subtile, des acteurs magnifiques dont Zhao Tao l’actrice principale (et épouse depuis 2012 du cinéaste), elle est la révélation du film, impressionnante, elle aurait largement mérité un prix d’interprétation à Cannes cette année. Depuis que j’ai vu ce film j’y repense avec beaucoup d’émotion. C’est assurément l’un des plus grands films que j’ai vu en cette année 2015, un chef d’oeuvre entre fresque intime et regard critique.
Au-Delà des Montagnes de Jia Zhang-ke (Sortie le 23 décembre 2015)