[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#939393″]E[/mks_dropcap]n 1967 sort aux Etats-Unis Pourquoi sommes-nous au Vietnam ?, un livre qui ne va vraiment pas plaire à tout le monde. Il est signé Norman Mailer, qui a pour habitude de charger à bloc, très fort, l’Amérique. Il a déjà commis plusieurs ouvrages qui ont bien bousculé l’establishment et il est l’un des plus fervents opposants à la guerre du Vietnam ; il a d’ailleurs été emprisonné pour cela.
On s’attend donc avec un tel titre à un fameux jeu de massacre et on se prépare à recevoir en pleine face une salve bien nourrie de réponses sur le pourquoi de la présence américaine en Asie du Sud-Est. Eh bien ce texte ne parle même pas du Vietnam ! Eh non, Norman Mailer dans ce roman préfère raconter une chasse au grizzli en Alaska. Par contre, que l’on se rassure, le style percutant de l’écrivain est, lui, bien au rendez-vous : ses mots très fleuris ne vont pas manquer d’écorcher les chastes oreilles et sa véhémence donnera encore une fois du grain à moudre à ceux qui ne le supportent pas.
Quelle énergie dans l’écriture : on est complètement submergé par une langue obscène qui se déverse dans un flot ininterrompu ; une logorrhée de mots qui claquent créant des images hallucinées. Les traducteurs de la première édition française chez Grasset en 1968, Anne-Marie Le Gall et Maurice Pons, font part de la difficile mission qui leur a été confiée :
« Ce n’est pas sans effroi – ni sans dommages – que les traducteurs se sont plongés, durant cinq mois, dans le déchiffrement et la retranscription approximative de ce livre intraduisible, sans équivalent dans aucune autre langue. Céline et Henry Miller en comparaison semblent presque timorés ! »
Et c’est vrai que cela fouette ! On peut s’en offusquer, on peut s’en lasser (il faut quand même tenir quelques 200 pages) et on peut aussi trouver cette démesure presque belle. J’avoue avoir peiné à la lecture de ce roman, un peu groggy, mais je ne l’ai pas lâché, emportée par une écriture qui en devient poétique, se parant d’une flamboyance certaine.
Le narrateur principal de Pourquoi sommes-nous au Vietnam ? est Raynald Jethroe, un jeune homme de 18 ans qui s’est baptisé D.J. car il fait de la radio et à l’entendre, c’est un champion du verbe, bousculant ses auditeurs – et nous lecteurs – avec ses envolées verbales. Son récit se divise en plusieurs feuilletons, les Flash et les Obscène, qui relatent la chasse en Alaska à laquelle il a participé : il a été membre d’une expédition organisée par son père Rusty Jethroe, PDG texan qui voulait absolument ramener une dépouille de grizzli pour en imposer à tout le monde. La chasse dérape, s’avère terrifiante dans la sauvagerie et la bassesse et chacun semble toucher de très près « la démence profonde de l’homme et des choses ».
Voilà, le titre s’éclaire, on y est dans la guerre, dans ce qu’elle a de plus vil et de plus fou. Voilà comment Rusty Jethroe, « un bourgeois bien établi », a été poussé irrésistiblement à « pratiquer un vice horrible et caché » et comment il a pu en entraîner d’autres avec lui, dont son propre fils. Les espaces enneigés de l’Alaska se confondent avec la jungle vietnamienne. Et les chasseurs voulant rapporter des trophées avec les politiciens menant l’Amérique à sa perte. Pourquoi aller au Vietnam ? Eh bien, c’est comme se jurer « d’étaler sa moutarde sur une tranche d’ours grillé », comme vouloir se « trouver face à face avec sa Majesté Grizzli, le regarder droit dans ses yeux rouges, et pisser de peur pour le restant de sa vie ». Sanguinaire, inexplicable, grotesque.
Et le plus terrible est peut-être contenu dans les toutes dernières lignes du roman, lorsqu’on apprend que le jeune D.J. et son meilleur ami, après avoir pris part à cette chasse pitoyable, partiront à leur tour « pour la grande féerie du Vietnam ». Alors :
« Réfléchis, Amérique à tête de cul, et médite un peu sur ton con. Peut-être comprendras-tu pourquoi nous sommes au Vietnam ».