Bestial Saramza 61 fait partie de ces livres qui donnent l’impression de ne livrer qu’une promesse. Une promesse solide et tenue, mais qui nous projette déjà vers la suite. On tourne la dernière page avec ce mélange de satisfaction et de frustration, celui qui annonce une série bien lancée et un duo d’auteurs (Eric Corbeyran et Luca Malisan) qui sait créer le manque. Impossible de ne pas vouloir lire la suite.
Le trait très carré et méticuleux donne à l’ensemble un réalisme qui n’est jamais pesant. Le monde que l’on traverse reste crédible en permanence, même lorsqu’il bascule vers une légère anticipation. Les bâtiments, les galeries et les visages, tout semble dessiné avec une précision clinique, comme si les décors avaient été étudiés à la loupe. Le résultat ancre le récit dans une matérialité presque tangible, ce qui décuple l’impact des scènes les plus tendues. Vous l’aurez compris, les illustrations constituent d’emblée une des notes très positives de cet album.
Cependant, il est impossible de passer à côté du travail incroyable sur les couleurs. Le contraste est saisissant entre les planches très sombres des laboratoires, traversées de reflets métalliques et d’ombres inquiétantes, et d’autres séquences d’une luminosité presque éclatante. La toute première scène, en pleine randonnée dans un décor russe montagneux en 1999, en est l’exemple le plus parlant. Une ouverture en pleine lumière, presque apaisante, rapidement perturbée par l’observation d’un homme à terre, au loin, et poursuivie par l’enfermement progressif dans un récit beaucoup plus trouble, de nos jours, à Berlin. Ce clair-obscur permanent structure véritablement la lecture.

Quant à l’énigme qui plane sur tout le volume, elle porte le nom de Gary Ajar, traduction du terme « brûlé » en russe, mais impossible de ne pas y voir un clin d’œil adressé au (seul) double vainqueur du prix Goncourt. Personne ne sait vraiment qui est cet individu à la force démesurée, ni comment il a été créé et ce qu’il peut précisément ressentir, mais le récit délivre progressivement quelques secrets. Suffisamment pour que l’on imagine une histoire plus vaste mais pas assez pour que le mystère se dissipe. Le procédé est efficace. On avance donc à tâtons, avec cette impression qu’un pan du puzzle reste invisible. Cette frustration savamment dosée participe largement au plaisir du premier tome.
Avec Saramza 61, Bestial a donc tout du démarrage réussi. Un univers cohérent, un mystère central qui fonctionne, une maîtrise graphique remarquable et un sens certain du rythme. On referme le livre en souriant, pas tout à fait rassasié, avec cette curiosité bien fixée dans la tête : mais qui est vraiment Gary Ajar ? Et surtout, combien de temps faudra-t-il patienter avant de le découvrir ?



