Nous nous attendions à un énième récit sur l’affaire, mais Grégory est une bande dessinée passionnante. Il faut dire que Pat Perna et Christophe Gaultier proposent un angle original puisqu’ils ont construit cet ouvrage sur proposition, et avec, Jean-Marie Villemin, père du défunt dont la parole est extrêmement rare. Il explique, dans la préface, n’avoir parlé publiquement qu’à trois reprises depuis la disparition de son fils en 1984. Et constate qu’il « n’est pas endurci » et a « souvent pleuré » en relisant ces pages.
« Un jour, je sais, quelqu’un – un de mes enfants peut-être – me demandera ce que ça fait de prendre une vie ».
─ Jean-Marie Villemin, Grégory.
Pourtant, si le récit appuie sur la conviction profonde de Jean-Marie Villemin, pour qui Bernard Laroche était le corbeau et le tueur, l’honnêteté, l’authenticité et l’introspection de l’individu apparaissent de manière évidente. Tel est notamment le cas lorsque l’on apprend qu’il a giflé sa femme à une reprise, seule (mais c’est évidemment déjà trop) exception à l’impressionnante harmonie du couple, souvent cité en exemple puisque les affaires criminelles conduisent quasi-systématiquement les parents d’un enfant disparu à se séparer.
Il est donc étonnamment question d’amour dans cette BD. L’amour de ce couple, mais aussi l’amour de ces parents. Christine Villemin expliquera d’ailleurs que, à l’inverse de Grégory, son puiné « n’est pas le bébé de l’amour et de la joie, c’est le bébé de l’amour et des pleurs ». Outre l’amour, il est donc évidemment question de souffrance. De soif de compréhension, également. Et, s’agissant de la vengeance de Jean-Marie Villemin qui tuera de sang-froid Bernard Laroche lorsque celui-ci sera libéré de prison, de culpabilité.


L’album se construit d’une manière extrêmement riche en maniant habilement les flashbacks pour accroître l’intensité du récit. Trois étapes apparaissent néanmoins : le meurtre de Grégory le 16 octobre 1984, les semaines de l’enquête chaotique dirigée par le juge Lambert et surtout, là réside sans doute l’intérêt de l’angle choisi, le procès en 1993 de Jean-Marie Villemin. Loin de présenter une enquête traditionnelle, c’est un voyage dans l’intimité du traumatisme, du doute et du combat judiciaire.
Quelques mots suffisent à s’imprégner de la densité de cette narration. Chaque case capte une émotion : la stupeur, l’effroi, l’isolement médiatique, la pression publique. Gaultier dessine un monde en noir et blancs, parfois grisâtres, jamais tiré vers le sensationnalisme. Le visage du père est creusé, épuisé quand celui de la mère est fragile et ferme à la fois. Quant à celui du meurtrier, le connaitra-t-on un jour ? Si les éléments à la charge de Bernard Laroche, cousin de Jean-Marie Villemin, sont nombreux, son meurtre ne permettra jamais de le conduire à un quelconque procès.


La force de Grégory, c’est donc de donner la parole à celui qui, après le choc, est devenu coupable. Coupable non seulement d’un geste fatal, mais surtout d’avoir succombé à l’injustice et au mensonge. « Je resterai à jamais un assassin », déclare Jean‑Marie Villemin. Ceci est la confession d’un homme qui annonce sa propre chute. Et qui tente d’expliquer son passage à l’acte en faisant de son procès celui que son propre fils n’aura peut-être jamais.
Paradoxalement, c’est cette humanité qui rend l’album poignant. Jean‑Marie Villemin était aussi la victime d’un système médiatique vorace à une époque où une cinquantaine de journalistes faisait le pied de grue au domicile des Villemin. Une époque qui n’a plus rien à voir avec l’immédiateté des réseaux sociaux, mais où l’influence de certains journalistes comme Jean-Michel Bezzina pouvait, déjà, avoir des conséquences dramatiques. C’est de cette manière que Christine Villemin a été désignée comme une possible coupable, thèse à laquelle le juge Lambert a rapidement souscrit. Lambert et Bezzina sont tous deux morts prématurément. Les victimes de ce dossier sont finalement si nombreuses, même par ricochet.
Au-delà du crime, c’est donc une histoire de résilience et une plongée dans la mémoire d’un pays meurtri, un éclat de vérité provoqué par ceux qui la portent encore, et un cri d’alarme sur la façon dont la parole publique et la justice peuvent broyer les vivants.
Une BD nécessaire, rigoureuse et bouleversante, donc. La parole est enfin redonnée à celui qui n’a jamais cessé de se battre, pour que la lumière se fasse réellement un jour. Un espoir pas tout à fait vain puisque des analyses en graphologie viennent, une nouvelle fois, relancer l’enquête ces dernières semaines. A la recherche d’une vérité qui, peut-être, apaisera enfin les souffrances de Jean-Marie et Christine Villemin ?