Maxime Ossipov est un écrivain-médecin. Une profession étonnamment fréquente en littérature, représentée par quelques statures, de Rabelais à Céline, en passant par Conan Doyle, et pour la tradition russe rien de moins que Tchékhov ou Boulgakov (ce dernier étant natif de Kiev). Tous sans doute, au-delà de tout ce qui les sépare, ont transféré quelque chose de commun de leur pratique médicale à l’écriture : certainement une attention à la singularité humaine et à ses affres; une sensibilité aux pathologies des collectifs d’hommes maintenus entre-eux par le fil souvent très tenu du sentiment de communauté. Ossipov est né 1963 à Moscou dans une famille d’intellectuels, d’un père que l’auteur a vu ferrailler toute sa vie pour conserver le droit à l’écriture, à la parole. Il engage tout d’abord des études de médecine qu’il clôture après sa thèse par un voyage d’un an aux États-Unis. Il en revient pourtant, ne cédant en aucune manière aux sirènes d’un exil possible. Bien au contraire, c’est en s’inscrivant dans la tradition familiale que le cardiologue décide de se consacrer à ses patients depuis la petite ville de Taroussa à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Moscou, ville où son grand-père, lui-même médecin, s’installa à son retour de camp. C’était cette expérience qu’il nous racontait déjà dans Histoire d’un médecin russe, paru en 2014, et dans Ma province en 2011, celle d’un praticien confronté au quotidien à l’absurdité d’un système qui vise essentiellement à sa reproduction et à sa conservation et où le soignant a bien du mal à faire prévaloir l’intérêt médical et une rationalité battue en brèche à tous vents.
Depuis 2022, Maxime Ossipov ne vit plus en Russie. Ses prises de position au moment de l’offensive russe en Ukraine l’ont contraint à s’exiler. Le recueil de quatre textes que les Éditions Verdier nous livre cet automne contient donc quelques uns des derniers écrits rédigés en tant que citoyen russe en Russie. On y découvre comme dans les précédentes traductions, une description factuelle, quasi clinique, du fonctionnement aussi absurde que désespérant d’une société en décomposition, qui tente en pure perte de faire coïncider réalité ubuesque et raison et met en péril, inexorablement, jour après jour, l’intégrité psychique de ses membres. Que constate donc le médecin Ossipov quand il se penche sur sa « Malade » ? Il y voit une gabegie de moyens toujours détournés pour servir une gloire déchue et un orgueil démesuré comme dans la nouvelle Les enfants de Canköy où un cardiologue tente de comprendre comment on peut encore demander (exiger en fait) à ceux qui manque de tout, matériel médical, personnels, médicaments, de donner inconditionnellement, sans savoir à quoi les fonds seront destinés, sans laisser la possibilité à chacun de juger par lui-même des arbitrages logiques. C’est encore la même dissonance cognitive qu’il met au jour chez une jeune femme qui va devoir son salut à un chauffeur de taxi collant et endoctriné mais qui se révèlera le seul à pouvoir la sortir d’une situation critique, ou celle que des universitaires éprouvent tant qu’ils n’atteignent pas le point de non-retour de la dissidence , tant qu’ils peuvent encore faire tenir ensemble ce qui n’a depuis longtemps ni cohérence ni justification.
« Anatoli Vassilievitch se tient près de l’entrée du cimetière, adossé à la clôture : son visage est pâle, son souffle court. Le vieil homme a eu une crise cardiaque, mais comme on lui propose d’appeler une ambulance ou du moins un taxi, il agite la main : c’est en train de passer, c’est presque passé, allez, Alexandre Iakovlevitch, venez voir ce qu’on a fait à la stèle.
Et voici que Sacha découvre en arrivant à la tombe : partout des traces d’énormes chaussures, en particulier, dans l’angle droit où sa mère est enterrée, des excréments humains et deux croix gammées noires, l’une sur la surface arrière de la stèle, l’autre sur le devant, en travers du nom. La pierre tombale de Iakov Grigorievitch est marquée d’une inscription : « Mort au ioupins » avec un « i » .
Il y a longtemps, dans les années quatre-vingt-dix –il commençait tout juste à conduire.–, Sacha fut agressé, en plein milieu de la route par un gars qui n’avait pas aimé sa manière de changer de file. L’homme lui coupa la route, descendit de voiture, et passant une immonde main charnue par sa vitre entrouverte, lui, empoigna le visage de toutes ses forces, lui écrasant les joues, le nez, les yeux. Lorsque la douleur fut calmée, et que la vue lui revint, Sacha se lança à la poursuite de son agresseur, ne sachant pas encore ce qu’il ferait s’il parvenait à le rattraper, mais, bien sûr, il n’y parvint pas. C’est la même rage et la même douleur aux yeux qu’il ressent à présent, sauf qu’il n’a personne à qui donner la chasse. »
─ Maxime Ossipov, Luxemburg
Jusque tant que
est le titre de la dernière nouvelle.
Jusqu’à tant que cela soit supportable.
Pour le Docteur Maxime Ossipov
cela ne l’était plus, il est parti.
C’est enfin la banalité du mal aurait dit Arendt, cette banalité qui atteint tous ceux qui cessent de penser que le médecin-écrivain diagnostique au chevet de sa patiente. Elle s’incarne, prend chair, dans un antisémitisme structurel. C’est une des gangrènes de la société russe, une gangrène ancienne, difficilement curable tant le mal est enkysté. Il en fait le cœur de la nouvelle qui occupe la quasi intégralité de ce volume, et lui donne son titre, Luxemburg. Deux amis d’enfance se retrouvent à l’occasion du décès de la mère de l’un d’eux, Sacha Levant. Les obsèques de celle-ci et les événements qui s’ensuivent autorisent le surgissement de leur histoire familiale, inconnue jusqu’à lors de l’ami, et de la place qu’y aura joué un antisémitisme qu’ils auront subi toute leur vie et les poursuit encore aujourd’hui. Le plus absurde c’est que Sacha n’est pas « vraiment » juif; il porte suite à l’adoption par son beau-père un patronyme qui le laisse penser. Un patronyme insuffisant cependant à en faire un candidat pour l’immigration vers Israël, faisant osciller ironiquement– l’ironie une marque de fabrique d’Ossipov– le personnage du « trop au pas assez juif ». La nouvelle interroge donc les mécanismes de la construction sociale et historique de ces postures antisémites mais aussi la question de la juste peine et du pardon dès lors que Sacha se retrouve confronté aux profanateurs de la tombe de sa mère et à des interrogations morales légitimes mais déstabilisantes…
Ossipov n’est pas un écrivain de la dénonciation. Il décrit, simplement, dresse des tableaux cliniques, et surtout nous donne à voir les visages de ces hommes et de ces femmes confrontés depuis des décennies à un système pathologique, dont la toxicité aura eu raison de sa propre résistance. Jusque tant que est le titre de la dernière nouvelle. Jusqu’à tant que cela soit supportable. Pour le Docteur Maxime Ossipov cela ne l’était plus, il est parti.



