La dernière maison juste avant la forêt est une surprise. Et elle est pleine de surprises. Tout d’abord, il y a le retour tant attendu de Régis Loisel au dessin, un vrai événement en soi. Et puis il y a le cœur de cette histoire. Comme souvent avec Loisel, qui signe cette BD avec Jean-Blaise Djian, rien n’est fait pour arrondir les angles. Cette histoire ne cherche pas à séduire le lecteur, mais présente des personnages aux physiques rugueux, des lieux qui suintent le malaise et une intrigue de prime abord loufoque.
On y croise un homme hideux persuadé d’être un Don Juan irrésistible, un ancien séducteur changé par les pouvoirs sorciers de sa femme en statue-tronc pour lui avoir été trop infidèle, des créatures aux allures de gargouilles, une prostituée un peu perdue qui ne sait même plus pourquoi elle a accepté de venir dans ce coin reculé, des plantes carnivores et un majordome, le brave Gildas Paterne, seul individu stable dans cette cacophonie.
Le début laisse croire que Pierrot, le pauvre bougre au physique disgracieux, tiendra le rôle principal. Ce facteur qui se fait passer auprès de ses parents pour un avocat parisien, passe son temps à chercher l’amour. Le problème, c’est que sa mère lui a lancé un sort, si bien que lorsqu’il se regarde dans le miroir, il voit le visage d’un apollon. Cette ironie cruelle, typique de Loisel, sortirait pourtant plutôt de l’esprit de Djian qui a écrit le manuscrit initial de l’histoire. Ce dernier a été approuvé par sa cousine, la femme de Régis Loisel, avant que ce dernier n’y mette sa patte.

Et donc, l’intrigue évolue. Yvette, la mystérieuse mère de Pierre, sorcière qui convoque l’assemblée à son domicile, semble prendre le dessus. Elle a les pleins pouvoirs, nargue et humilie son ex-mari en le soumettant à une luxure qu’il ne pourra consommer. Mais la vérité finit par s’imposer, et elle est presque trop évidente. La véritable héroïne de l’histoire, c’est la maison. Cette demeure perdue, isolée, constitue un personnage à part entière. Elle absorbe les âmes, influence les gestes, déforme les désirs et redistribue les rôles. Elle est le théâtre d’histoires d’amour(s), d’existences cachées et même de crimes. Cette maison semble même contenir dans ses pierres la mémoire de ce monde étrange, comme si la forêt elle-même la protégeait et la surveillait. Mais ne dévoilons pas trop l’intrigue qui gagne en consistance et même en cohérence au fil de la lecture.
Et puis Loisel au dessin, c’est toujours un choc. On retrouve ses silhouettes anguleuses, ses corps lourds de secrets, ses visages tordus par les passions et les mensonges. C’est volontairement ingrat, parfois brutal, mais jamais gratuit. La couleur de Bruno Tatti renforce cette oscillation entre conte cruel et fable fantastique. Le sens du rythme est impeccable et donne l’impression que chaque page peut faire basculer l’histoire dans une direction nouvelle.
La dernière maison juste avant la forêt est donc un livre rare. Un récit, parfois subversif, qui s’autorise l’étrangeté, joue avec les codes du conte fantastique et place ses personnages dans une danse où l’on ne sait plus très bien qui dirige qui. On en ressort à la fois perturbé et fasciné, avec cette sensation d’avoir visité un lieu que l’on ne retrouvera nulle part ailleurs.
Et comme souvent avec les grandes bandes dessinées, on garde la maison en tête longtemps après l’avoir quittée. Comme si elle nous avait, nous aussi, un peu ensorcelés.



