[dropcap]S[/dropcap]pécialiste du Donbass, Benoît Vitkine peut faire valoir l’acuité de son regard dès lors qu’il s’agit d’évoquer l’Ukraine, sa classe politique, ses oligarques et leurs connexions parfois étroites avec la Russie. Le roman Les Loups s’appuie sur les 30 jours qui précèdent l’investiture d’Olena Hapko, nouvellement élue à la tête du pays. Cette femme de poigne issue du monde industriel a de la suite dans les idées et des aspirations nobles pour l’Ukraine. Cependant, tant ses méthodes expéditives, non rompues à la démocratie, que son passé sulfureux, où règnent les collusions, vont entraver ses plans, avec un Kremlin tirant les ficelles en toile de fond. L’auteur nous avait tôt prévenus : « Elle a 16 ans, un âge où l’on ignore encore que la beauté se fane, que les rêves sont périssables et que même les pays disparaissent. » Au milieu de descriptions désabusées sur les ploucs de Gouliaï-Polie et les prolétaires de Zaporojie, sur les ouvriers alcooliques et leurs femmes épuisées, Benoît Vitkine interroge dès l’ouverture de son roman l’espoir quand ce dernier est en butte aux cruelles réalités post-soviétiques.
La nouvelle présidente de l’Ukraine, Olena Hapko, prépare son investiture. Femme d’affaires au passé violent, celle que l’on surnomme la Princesse de l’acier savoure sa victoire. La voilà au sommet. À ses pieds, l’Ukraine et sa steppe immense. Mais la Russie ne l’entend pas ainsi. Face à la future présidente, les services secrets russes et les oligarques locaux attisent les révoltes populaires.
Trente jours séparent l’élection de la cérémonie d’investiture. Durant ces trente jours, Olena Hapko va devoir faire ce qu’elle a toujours fait : survivre. Avec comme seules armes sa férocité et sa connaissance parfaite du marécage politique ukrainien.
Avec ce nouveau polar, Benoît Vitkine, journaliste et prix Albert-Londres, excellent connaisseur du monde post-soviétique, décrit avec précision, sans romantisme, le monde des oligarques et de la géopolitique. Les complots et les tractations de coulisse qu’il décrit trouvent un fort écho dans l’actualité.
Présentation de l’éditeur
C’est l’obsession de tout dirigeant : Olena Hapko entend marquer l’Histoire. Soutenue notamment par des magnats de la presse et un ancien conseiller de son prédécesseur, elle n’ignore pas les jeux d’influences et les réseaux clandestins qui font leur œuvre dans son dos. D’ailleurs, « s’il le fallait, si cela pouvait affermir sa position, elle irait se faire sucer avec les VIP dans les salons privés ».
Benoît Vitkine conserve évidemment des tics de journaliste dans son évocation de l’Ukraine contemporaine. Ainsi, quand Olena rassemble les hommes les plus puissants du pays, c’est tout un système qui se met à nu. Le découplage entre compétences et richesses, l’importance du gaz et du pétrole dans l’économie locale, le nationalisme ukrainien et les factions parlementaires pro-russes, les retours sur investissement d’une élection disputée à coups de millions, les négociations de voix et de postes : c’est la face cachée du pouvoir qui s’effeuille sous la plume clinique de Benoît Vitkine. Ce dernier a en outre le bon goût de densifier le portrait de la future présidente en y accolant autant de paradoxes (ses ambitions en regard de ses méthodes) que d’éléments de caractérisation connexes (les paupières, les fesses, sa réputation de lesbienne, voire de « chienne », les relations sexuelles avec Anton, son jeune garde du corps, etc.).
À peine annoncée et même pas encore installée, cette nouvelle présidence ukrainienne va vaciller sur ses bases, rattrapée par une vieille affaire de sociétés-écrans basées à Chypre. Les Loups va alors multiplier les bonds temporels et déployer des arcs appelés à s’entremêler pour verbaliser la corruption ayant cours dans les cercles du pouvoir. Ce sont des manœuvres sournoises, des mensonges éhontés, des actifs à sécuriser ou encore des médias téléguidés par des intérêts privés et/ou politiques.
Dans ce récit échevelé, duquel ressort un sentiment d’urgence permanent, les loups du titre sont tout désignés : il s’agit de ces oligarques « perpétuellement en guerre, prêts à des coup de poker insensés, voire à guerroyer contre le pouvoir politique quand ils ne cherchent pas à le conquérir ». Des hommes contre lesquels se dresse Ilia Kirilenko, conseiller d’Hapko et président d’une ONG anti-corruption. À travers ce personnage, Benoît Vitkine rappelle qu’il existe deux faces à toute chose : l’obscure et la lumineuse, celle issue d’un passé gangréné et celle annonciatrice d’un futur meilleur. Olena Hapko balance continuellement entre ces deux rives sans y trouver d’ancrage.
La construction dramatique du roman Les Loups passe par l’ambassadeur russe en Ukraine Konstantin Ivanov, par l’usage des moyens démesurés du géant pétrolier russe Rosneft, par la mise en exergue d’un complot piloté depuis Moscou et visant à empêcher Olena Hapko d’accéder à la magistrature suprême. L’action se suffit à elle-même, mais elle s’enrichit en sus de considérations politiques suffisamment fines pour éclairer d’une lumière profuse les enjeux politiques sous-jacents. À la fois pro-européenne et chantre de l’Est industriel ukrainien, Hapko a conscience que le changement opéré doit être précisément paramétré.
Sans incrémentalisme, les Russes pourraient s’engouffrer dans la brèche et tirer profit de fenêtres d’ouverture opportunes. Sans compter les Loups, à ne surtout pas négliger : « Il y a longtemps, quand ils s’affrontaient à l’arme automatique, c’était leur vie qu’ils plaçaient sur le tapis. Désormais les règles sont moins violentes, on joue par usines interposées, par factions au Parlement, ou dans les travées des tribunaux britanniques. L’objectif reste le même : dominer. Dans ce jeu, le peuple a toujours été une variable d’ajustement. Les brebis que l’on peut tondre à l’envi, dévorer et recracher par milliers d’ossements broyés, pour montrer sa puissance, pour engraisser et rester le plus fort. »
Dans cette trame politique habilement ficelée et conçue sous forme de course contre-la-montre, plusieurs éléments s’inscrivent en relief : les ententes passées entre une Olena Hapko soucieuse de ses intérêts et la pègre locale ; les relations complexes entre la présidente et Semion Moissenko, son ancien garde du corps, missionné et manipulé ; l’évocation ironique d’un Vladimir Poutine encore ingénu et peu à son aise avec les dirigeants occidentaux ; l’intégration dans le récit de jeunes idéalistes tels que Marko et Katia, qui « se bercent de rêves d’Europe et de civilisation » ; l’érection en symbole de la figure du résistant local Makhno ; les mouvements de protestation qui échappent à tout contrôle, et ce malgré une police aux ordres… Entre les lignes, on nous signale que « les Ukrainiens ne sont rien de plus qu’une copie, certes un peu brouillonne, des Russes », « un prototype qui a mal tourné ».
On découvre aussi les rêves d’émancipation des Ukrainiens, à travers Ioulia, la fille de Semion, partie étudier à l’étranger et rechignant désormais à revenir au pays. Elle aspire à vivre dans un pays « normal », où l’on ne paie pas une fortune pour voir un médecin, où les juges et les policiers ne constituent pas des menaces permanentes, où le premier venu ne peut pas s’en prendre à vous impunément. Aussi, bien que les tentatives pour faire tomber Hapko forment le cœur de son texte, Benoît Vitkine s’en sert comme d’une toile pour peindre l’Ukraine dans ses travers et ses nuances. Et c’est bien sur ce point que Les Loups se montre le plus insatiable et mordant.
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Les Loups de Benoît Vitkine
Les Arènes, 10 février 2022
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Image bandeau : David Peterson / Pixabay