Bon allez … rebelote : je sais, ça va ressembler à du réchauffé mais … j’ai l’impression de revivre exactement ce que j’ai vécu il y a six ans lors de la sortie d’Old Chestnutt de l’Australien Ned Collette. A savoir, la difficulté à trouver une certaine objectivité pour faire ma chronique, essayer de prendre un peu de hauteur pour trouver quelques défauts à un disque que je considère déjà comme majeur au bout de trois ou quatre écoutes.
Un disque capable, dès l’intro du premier morceau, entre ses notes de synthé et ses délicats arpèges, de vous filer des frissons par paquet. Et de les accentuer tout du long quand arrivent, de façon feutrée, la voix de Leah Senior et la guitare électrique, complexe, sensible, soutenant une profonde mélancolie, fil rouge de ce morceau exceptionnel.
Ned Collette, puisqu’à nouveau c’est de lui qu’il s’agit, a pris son temps pour donner une suite à Old Chestnutt. Six ans donc (je ne compte pas Afternoon-Dusk, projet électro/experimental de 2019 ou la relecture de certains de ses titres sur le Quarantunes Series de 2022) sans donner de nouvelles. Six années à peaufiner Our Other History, dans un contexte que l’on sait très particulier. Un album les reflétant parfaitement, à la fois emprunt d’une grande mélancolie, d’une certaine oppression (la seconde face notamment) ainsi que d’une liberté retrouvée. Liberté lui permettant, dès 2022, de reprendre la route (Europe, Autralie, Etats-Unis), faire des rencontres (Leah Senior, Jim White, Judith Hamman, Will Oldham entre autres), ajouter quelques influences à sa musique et surtout, imaginer, penser, façonner Our Other History.
Ned Collette aurait pu choisir la facilité, reprendre ses comparses habituels (Joe Talia, Ben Bourke) et nous faire un Old Chestnutt 2. Qui s’en serait plaint ? Personne. La preuve, Our Other History, qui entame l’album, est une merveille résumant en huit minutes ce qu’il a su développer en soixante-dix il y a six ans. Mais qu’on ne s’y trompe pas, plus qu’une redite, l’album est un pas de côté qui reprend le matériau d’Old Chestnutt pour en faire autre chose, de plus direct, concis.
De prime abord, ce qui étonne, c’est la simplicité de la construction d’Our Other History : un morceau, remarquable, pour solder Old Chestnutt de tout compte, puis une première face d’une étonnante légèreté, quasi primesautière : laidback façon JJ Cale sur un Endtimes Boogie mâtiné de jazz/soul (la guitare solo, jazzy et catchy, en arrière plan tout du long et les cuivres en fin de morceau), bucolique sur Friendly Fucker (ses field recordings, sa virtuosité feutrée et son alto pastoral), country sur Athens (comme si Leonard Cohen revisitait Gram Parson). Seul Little Hans dénote un peu dans ce tableau, comme s’il annonçait la suite : dépouillé (piano/basse/batterie dans un premier temps), flirtant avec le jazz, le Canterbury. Little Hans se démarque sur deux points : d’un, par la quasi absence de guitares (qui n’apparaissent qu’à la fin du morceau), de deux par la présence d’une tension, héritée du savoir-faire de The Necks, qui monte crescendo jusqu’à l’arrivée des drones et l’explosion finale qui a l’élégance de se retirer sur la pointe des pieds.
La seconde face, à l’inverse de la première, verra le talent de Ned Collette se développer sur un versant plus … minimaliste voire expérimental. Quatre morceaux, oscillant entre cinq et six minutes dans lesquels Ned Collette prend le temps de déployer et montrer chacune de ses facettes :
* La mélancolie, sur le superbe Bridges Of Sunlight, où quelques notes de synthé, quelques arpèges et une voix déchirante suffisent à vous envelopper et vous émouvoir jusqu’à vous terrasser au moment où le morceau prend son essor.
* Cette capacité également à développer ses chansons comme un court-métrage, en plusieurs parties avec une intro minimaliste (voix/basse/guitare), un développement rejoignant une certaine normalité et une conclusion instrumentale, presque évanescente (Shot Through)
* Ses talents de conteur également : l’éthéré, cauchemardesque instantané qu’est The Kitchen Tunnel, où Collette se fait, comme Mc Carthy avec La Route, l’observateur de la désolation. Où les rares instruments présents finissent par se taire l’un après l’autre (le dialogue guitare/piano est particulièrement impressionnant sur ce titre. La présence de Chris Abrahams fait de véritables merveilles, emplissant ses notes de silence, les étirant le plus longtemps possible jusqu’à ce qu’elles finissent par dissoner et se désintégrer) pour ne laisser place qu’à un squelette de percussion et enchaîner sur le morceau suivant, très slowcore, Blue Rooms. Autre merveille de désolation, où tout semble se passer au ralenti, se ramasser, suintant la mélancolie par tous les pores. Une batterie en mode feutrée, un alto plaintif, un piano au toucher jazzy, tout ici respire le désœuvrement, la fin de parcours, la dépression (Well I don’t care about that. C’mon let’s give it another crack. ‘cause all these empty rooms are blue. I’ve been the big man at home. Sittin’ big all alone. With all these pictures of you.) et achève de façon magistrale l’un des plus beaux disques de cette année.
Maintenant, soyons clairs : Our Other History assoie de façon éclatante le talent de Ned Collette. Pour ceux qui avaient encore des doutes à l’écoute d’Old Chestnutt, l’australien gomme ici les rares défauts présents sur sa précédente galette, à savoir quelques longueurs et synthétise son savoir-faire tout en ouvrant d’autres perspectives, très proche, dans l’esprit, de Bill Callahan ou Will Oldham. Il en profite également pour laisser de côté la folie qui innervait Old Chestnutt pour lui préférer une mélancolie feutrée, presque apaisée, le sourire au bord des larmes.
Pour conclure, si, en 2018, Old Chestnutt s’était fait trusté la pôle position à un cheveu près par Low, cette année, alors que sort le prochain Alan Sparhawk, je ne vois aucun concurrent sérieux pour rivaliser avec ce Our Other History de très haut vol. Qu’on se le dise.
Ned Collette · Our Other History
Sophomore Lounge – 06 septembre 2024