[mks_dropcap style= »letter » size= »65″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#8f805e »]O[/mks_dropcap]n raconte qu’au Far West vivait Martha Jane Cannary, dite Calamity Jane. On raconte qu’elle donna naissance en 1873 à une petite fille : Janey. On raconte qu’elle confia Janey à un couple de voyageurs (…) On raconte…«
Aînée d’une fratrie plus riche de misères que de complicité juvénile, celle qui un jour s’appela Martha Cannary fut poussée très tôt sur les routes poussiéreuses de l’Ouest, avant même de savoir monter à cheval. Goûtant dès lors à la nécessité de s’émanciper pour exister au lieu de survivre, la jeune Martha entamera la construction de son identité mythique en servant d’abord dans l’armée, travestie en homme.
Frondeuse, insaisissable, secrète et courageuse, la juste-nommée Calamity Jane rejoindra ensuite le rang des pionniers en laissant le Wild West la sculpter à sa mesure : poseuse de rails, convoyeuse de bétail, éclaireuse, conductrice de diligence… son profil semblera taillé dans la pierre des Rocheuses au pied desquelles elle finira d’errer et déambuler, sans être jamais perdue, seule et libre, à sa manière…
Figure emblématique qui a fait couler beaucoup d’encre, elle laisse à la postérité un recueil de lettres destinées à sa fille Janey, confiée au couple O’Neil.
Loquace, Calamity y relate les anecdotes pittoresques de ses journées dans les plaines (impressionnante tempête de grêle), lève le voile sur l’homme que fut le père biologique de Jane (le non moins populaire Wild Bill), et cède à de nombreux états d’âme témoignant d’une envie farouche de démêler le vrai du faux de son histoire si singulière.
Si l’authenticité de ces lettres est remise en cause par bon nombre d’historiens, le doute n’enlève rien à l’émouvante intimité maternelle qu’elles révèlent.
Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende.
Aussi, fidèle à cette sentence du film de John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance (clin d’œil crépusculaire à cet Ouest qui forgea notre héroïne), l’illustrateur François Roca choisit donc de s’appuyer sur des extraits choisis des Lettres à sa Fille (éditions Payot & Rivages) pour nous livrer son propre portrait d’une légende au féminin pluriel.
Des scènes épiques, de celles qui peuvent avoir nourri le mythe, puis plus pudiques, comme des épisodes dérobés aux coulisses, se partagent des pages larges qui appellent à une fresque plus grande encore.
Ces tableaux en mouvement sur lesquels se découvre au détour d’une ligne de fuite un instant suspendu, reflet d’une solitude orpheline, nous transportent à mi-chemin entre un film au doux filtre sépia et une ville-musée sublimée par des projecteurs naturels.
Un sens du détail et des longues courbes, nous ne sommes pas loin de croiser un Edward Hopper en témoin d’une ruée vers l’or qui piétine entre motels miteux et tribus amérindiennes sans sursis.
Avec Calamity Jane, album d’une grande sensibilité, François Roca délaisse quelque peu le sentier battu du documentaire pour nous emmener, à travers ses paysages d’huile, au-delà du folklore, là où la liberté n’oublie pas de confesser ce que nous choisissons d’incarner.