Vous dire que j’attendais ce nouvel album de Daughn Gibson relèverait du doux euphémisme. Après deux extraits aussi superbes qu’insolites (le catchy et popeux Shatter You Throught, un It Wants Everything d’une troublante sensualité) et un Me Moan différent (mais convaincant) du percutant et grandiose All Hell, Carnation, à mes oreilles, se devait de :
1- confirmer une bonne fois pour toutes le potentiel de l’américain et surtout
2- être excellent en effaçant les quelques réticences que j’avais pu avoir à l’écoute de Me Moan (The Right Signs notamment ou dans une moindre mesure Kissing On The Blacktop et Into The Sea).
Étant quelque peu consciencieux (laborieux si vous y tenez), avant d’y jeter une oreille, j’ai jeté un œil sur la bio de l’album et là… pâleur, tremblements et sueurs froides. Selon Sub Pop, Carnation serait probablement l’album le mieux écrit du musicien, invoquant Carver et Pollock (et non Pollack comme écrit sur la bio), abordant des thèmes plutôt forts (sexualité, folie, alcoolisme entre autres) et très cinématographique dans son traitement (et là, on a droit à Waters, Burton et Pasolini). Bref, non content d’être apparemment un bon album, il s’agit là d’une œuvre totale (selon Sub Pop, je le rappelle. Bon, en même temps je vois mal une maison de disque dire de son poulain qu’il vient de sortir une daube sans nom…). Pour tout vous dire, au moment de l’écoute, mon niveau en anglais (oral, je précise) frôlant le conceptuel, je dois avouer que toutes ces considérations me sont quelque peu passées au-dessus du cigare.
En revanche, ce qui m’est resté au gré des différentes écoutes, c’est cette sensation d’être face à un album très maîtrisé et très visuel dans lequel la parole/chant est mise en retrait face aux mouvements/orchestrations. Dès le déroutant Bled To Death, quelque part entre Dubstep et Country, Gibson s’efface au profit de chœurs fantomatiques ou de pédales steel. Ailleurs, il laisse son principal atout (sa voix donc) être maltraité ou parasité par l’électro (le presque vocodorisé Every Bite). Partout sa voix est presque nulle part, dans la retenue, à contrario de ses musiciens qui eux ne sont pas là pour faire de la figuration. Ils suivent donc les directives un peu fantasques du maître des lieux sans trop se poser de questions : un solo de guitare un peu heavy ici, un saxophone là, une pédale steel un peu partout, un pump organ ailleurs (du moins me semble-t-il). Son imaginaire musical paraît être sans limite, un peu à l’image de la douce illustration pastel servant de pochette à Carnation.
En évoquant cela, il y a également un autre aspect qui saute aux oreilles et surprend dès la première écoute, c’est la touche feutrée de Carnation. Il créé sur ce disque une luxuriante intimité où tous les instruments, tous les arrangements, aussi touffus soient-ils, semblent joués en sourdine comme si ses musiciens s’étaient branchés sur son inconscient. Même quand il accélère le rythme, qu’il alourdit sa musique, il s’en dégage une étonnante légèreté, quelque chose d’onirique parvenant à rendre audible certaines dérives eighties à la limite du bon goût.
Ah oui, parce que je ne vous ai pas dit : plus encore que l’aspect feutré de Carnation, plus encore que la maîtrise se dégageant de ce disque, ce qui étonne bien plus dans Carnation c’est l’option eighties prise par Daughn Gibson. Ok, on a toujours la sensation d’écouter un Chris Isaak des années 2010 mais tout Carnation rend hommage à une époque qu’il n’a pu connaître (né en 1981), seulement fantasmer. L’éventail couvre aussi bien l’Electro-Pop que le Post-Punk : on y entend du A-ha (Shatter You Throught pourrait être le Take On Me de 2015), des saxophones qu’on n’avait plus fréquenté depuis les premiers Sade, des soli heavy plutôt indigestes (For Every Bite), le Scott Walker de Climate Of Hunter ( I Let Him Deal), voire The Overload des Talking Heads (l’impressionnant Back With The Family). On y entend tout ça en effet mais adouci par la classe XXL des Blue Niles ou la mélancolie d’It’s Immaterial.
Mais à part ça, il est comment Carnation ? Certains le trouveront fade (pas vraiment de morceaux impressionnants, une voix mise en retrait), d’autres seront séduits d’emblée (pas vraiment de mauvais morceaux), certains diront qu’il manque d’unité, d’autres loueront justement la diversité malgré l’hommage appuyé aux eighties et les clins d’œil à la Soul (Runaway & The Pyro). Beaucoup s’accorderont en tout cas à trouver Daddy I Cut My Hair magnifique (bien qu’un peu court), Back With My Family impressionnant et les autres se déchireront pour savoir qui de For Every Bite ou I Let Him Deal est le plus indigeste. Mais tous, du moins ceux connaissant Daughn Gibson depuis All Hell, s’accorderont à dire que la trajectoire de l’Américain est une des plus singulières de cette décennie. Comment ce garçon, batteur pour un groupe Stoner sans intérêt particulier (Pearls & Brass), a-t-il pu muer en un Roy Orbison 2.0 puis évoluer vers un soundwriting luxuriant avec ce très beau Carnation ?
A vrai dire…ben…on s’en fout. Parce qu’avec Carnation, Daughn Gibson, s’il n’a toujours pas créé l’album parfait qu’on attend de lui, a sorti son disque le plus humain jusque là : inattendu, risqué et même touchant. Exit ce besoin d’impressionner, montrer ses muscles et bienvenue à la nostalgie, aux fantasmes, à l’imaginaire. Bref, bienvenue à l’intime. Libre à vous ensuite d’y entrer par la porte présente sur l’illustration de la pochette.
Autrement, Sub Pop n’avait pas complétement raison ni partiellement tort : Carnation n’est pas le disque de l’année ni une œuvre totale mais reste un très bon album.
Sorti le 02 juin chez tous les disquaires dotés d’un imaginaire développé et non réfractaires aux années 80.