[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]U[/mks_dropcap]n lent mouvement de caméra le long des façades, de celles où se logent ceux qui observent et qui jugent, accompagnait le départ de Carol White qui s’éloignait Loin du Paradis. C’est un mouvement similaire qui ouvre Carol, qui partage un prénom et une époque avec ce beau film : depuis une bouche d’aération jusque dans la rue animée, il embrasse avec lenteur la frénésie d’une vie new-yorkaise des 50’s, celle qu’on assimile habituellement à un âge d’or de la comédie sentimentale.
Mais la sublime photographie nimbe tout ce glamour d’une obscurité à l’épaisseur inédite. Le premier échange visible à l’écran est celui d’un silence : interrompues, les femmes se regardent, une main se pose sur une épaule de Thérèse, de face, avant de laisser place à une autre, celle d’un homme, sur l’autre épaule et de dos : la normalité semble avoir, avec une violence et une rapidité terribles, repris ses droits.
De ce ballet programmatique, Carol est la lente partition à rebours : de la rencontre aux affrontements avec le monde extérieur, le couple de femme ne cessera de composer sur cette mélodie essentielle : je te regarde, je te touche, je soutiens ou non ton regard… et je décide ou non de rester.
Carol est clairement un film de la maturité : son écriture n’est plus aussi inféodée qu’auparavant au glorieux modèle (de Sirk, par exemple), et sa charge satirique en sourdine au profit d’une exploration plus complexe des individus. Le personnage éponyme, sous les traits de la grandiose Cate Blanchett, n’a pas grand-chose à voir avec la soumise femme au foyer : femme forte, elle apparaît alors que tout semble déjà joué : assumant son homosexualité, en instance de divorce, elle porte avec elle des années d’apprentissage sur le personnage qu’elle s’est patiemment écrit ; pour donner le change, pour supporter, pour ménager celle qu’elle est. En résulte un personnage dur, souvent en représentation, au glamour trop souligné, carapace parfaite pour gommer les fêlures. Face à elle, la candeur juvénile de Rooney Mara n’est pas en reste : elle suit, elle accepte, elle étonne et abolit progressivement la différence d’âge ou de statut social.
L’une des grandes intelligences de Carol est de ne pas traiter de la découverte : on ne découvre par son homosexualité, on ne crée pas vraiment le scandale, qui reste toujours cantonné au domaine du foyer : quelques hommes révoltés, qui ne pourront rien contre l’évidence. Certes, l’intrigue tisse un piège empêchant les amantes d’avoir droit au bonheur, par un chantage à l’image, la mère qu’est Carol se voyant refuser la garde de sa fille pour « clause de moralité ».
Mais cette épreuve, bien plus que celle du regard intolérant de la société, vise avant tout à définir les individus. A travers toutes ces vitres embuées, ce road trip ou ces parois de verre, à travers la lentille d’un objectif qui aime ou qui espionne pour mieux rattraper, Todd Haynes effeuille progressivement les écrans pour atteindre la vérité des êtres. Son récit dissèque les trajets, d’un train électrique qui tourne en rond à un voyage interrompu, jusqu’à ce face à face qui ouvrait le film, anticipation vers laquelle convergent les deux femmes. Carol est la captation de deux épanouissements : celui d’une femme qui décide d’être elle-même pour mieux être mère, celui d’une jeune fille qui décide de choisir, de s’affirmer et non de suivre.
C’est donc à la lumière de cette révélation que ce double dénouement prend tout son sens : il ne s’agit pas à proprement parler d’un happy end comme l’âge d’or hollywoodien savait nous en concocter. C’est, après l’adversité et le silence, l’unisson de deux décisions, l’accord d’une femme qui s’assume et d’une autre qui se connait suffisamment pour décider de l’accompagner. Tout cela formulé dans les lumières ouatées d’une salle de restaurant, sous la splendide musique de Carter Burwell, par deux regards, et un sourire.
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