Le premier roman d’Éric Chacour, Ce que je sais de toi, qui paraît en cette rentrée littéraire chez Philippe Rey, se lit d’une traite, emporté qu’est le lecteur dans cette histoire tout en délicatesse et en retenue. Le texte se présente comme une longue interpellation à Tarek, jeune médecin du Caire au milieu des années 80 et qui sera contraint d’immigrer brusquement au Canada en laissant tout derrière lui. Il est ce « Tu » auquel s’adresse directement et exclusivement un narrateur inconnu, qui restera d’ailleurs dans l’ombre durant les trois quarts du roman.
Tarek travaille dans sa clinique privée, comme son père dont il a pris la succession. Il fait partie de la communauté des « chawams » ces minorités levantines bourgeoises et occidentalisées — sa famille vient de Syrie — héritage d’une Égypte cosmopolite pourtant largement en repli depuis le récent sursaut nationaliste. Il s’est marié tardivement à Mira, issue de la communauté arménienne en exil, son amour de jeunesse qui l’avait pourtant quitté durant la guerre des six jours et qu’il retrouve avec une forme d’évidence. La famille vit de façon assez grégaire autour de la mère de Tarek, une femme très affirmée, et de sa sœur Nesrine.
Tout semblerait assez banal dans cette vie que nous raconte notre mystérieux narrateur, jusqu’à ce que Tarek qui fait des permanences médicales dans le quartier défavorisé de Moqattam, ne rencontre le jeune Ali et sa mère atteinte de la maladie de Huntington. Ali pourtant sans qualification devient rapidement l’assistant de Tarek au dispensaire puis à la clinique. Les deux hommes tissent une amitié intense, particulière, qui va peu à peu fissurer une vie toute tracée, jusqu’à ce que l’irréversible survienne et ne sépare Tarek de sa famille, d’Ali, de l’Egypte et en fait, de lui-même.
« Tu démarras la voiture et finis par trouver la route qui menait à la maison. Une assiette d’escalope panée et de patates douces t’attendait sur la table de la cuisine. Le tout était déjà froid. Tu les recouvris soigneusement, les rangeas au réfrigérateur puis montas te doucher. Tu avais beau t’être habitué aux odeurs du Moqattam, il t’arrivait régulièrement au cours de ta permanence, de penser à cette douche où s’opérait le passage entre tes deux mondes. Tu restas longtemps immobile sous le jet d’eau fumante, puis pris un savon que tu appliquas en mouvements énergiques comme s’il fallait soustraire à ton corps toute trace des dernières heures.»
─ Éric Chacour, Ce que je sais de toi
Sans rien dévoiler d’un suspens fort bien mené par Éric Chacour, on peut toutefois révéler que ce premier roman est d’une grande maîtrise, une histoire familiale hantée par la question de l’identité ainsi qu’une intéressante fenêtre historique sur l’Égypte contemporaine. L’auteur y dirige son intrigue de façon habile mais sans tomber dans les écueils du genre, ni dans le trop construit ni dans des rebondissements improbables. Non, notre narrateur raconte ce qu’il peut de l’histoire de Tarek et il saura s’arrêter à temps, ne pas toujours combler les trous de cette biographie incomplète. Il parviendra en quelque sorte à rester au bord du personnage, en limite, alors qu’on sent pourtant dès la première page, qu’il voudrait tout savoir de l’histoire de cet homme ; il voudrait pouvoir tout reconstituer, refaire de cette vie une page pleine, cohérente, une page où il aurait une place.
Côté forme, ce roman s’autorise un usage surprenant et systématique du passé simple. Une grande part du texte est rédigée à ce temps. Cela lui confère d’abord un charme un zeste suranné, une forme de préciosité inhabituelle. Mais plus on progresse dans l’histoire, plus on comprend qui se dissimule derrière le narrateur, plus ce choix se justifie, s’impose. C’est comme si à travers cette option, le narrateur témoignait tout à la fois d’une forme de révérence vis-à-vis de celui dont il nous relate la vie, et d’autre part que le caractère soudain, l’immédiateté du passé simple, installaient paradoxalement le récit dans une forme de présent. La longue adresse à Tarek parvient ainsi à faire revivre de manière vivace, comme un film qu’on re-visionnerait, ce qui est malheureusement pour celui qui parle, un passé lointain et inaccessible dont il n’a pas été témoin. Cette application à vouloir réanimer le Tarek d’avant la fuite à Montréal, à vouloir lui restituer ses passions de jeunesse en dit sans doute beaucoup sur l’identité potentielle de cette voix. C’est la voix de quelqu’un qui aurait tellement voulu avoir connu Tarek plus tôt, avoir été avec lui toute sa vie, pouvoir inscrire l’histoire de Tarek dans la sienne. Quelqu’un à qui Tarek a manqué.
Ce que je sais de toi, ce qui peut être su de Tarek et l’identité de celui qui écrit ainsi pour le retrouver, tout cela est à découvrir dans ce premier roman réussi qui questionne nos identités et ce besoin primordial de savoir d’où nous venons. Un auteur à suivre.