Mon premier est d’abord sur le doigt de ma grand-mère, je ne sais plus lequel, je dirais le majeur ou l’annulaire, lorsqu’elle serre les lèvres et parfois lorsqu’elle les serre sur un bout de langue qui dépasse, comme les boutons de roses, comme de la bouche de l’application rose d’une écolière, un contraste flagrant naît de cette enfance avec la saccade des gestes sûrs, piquer, pousser, tirer le fil, accommoder la distance pour le constat du travail, un coup de cou rétractile, cette certitude têtue qui vient de très loin, des années d’apprentissage et de pratique, des veilles pour finir l’ouvrage dans le halo de la lampe et l’extinction du moindre bruit, qui prend tout le haut de son corps, orchestre ses épaules et la métamorphose en une espèce fine et sagace de guerrière. Mon premier, en plusieurs exemplaires, de fer blanc mat ou brillant, d’argent peut-être, ou de porcelaine décorée, fait partie de l’arsenal, dans les boîtes compartimentées, fils classés par couleur, boutons, aiguilles, varia aux fonctions inconnues, des accroches, pressions, métaux précieux de mercerie. J’en coiffe, tandis que grand-mère escrime sur le feutre doux, les doigts d’une main, c’est un théâtre de marionnettes, pièces pour cinq acteurs dressés minuscules, puis à l’envers, cavalcade de cliquetis, une chevauchée mirifique. Parti du doigt bélier de ma grand-mère, mon premier a rejoint la lettre des contes, une image de toute petite mesure sans image, pas plus haut que mon premier dé à coudre, et parfois plus concret, dans lequel lapent les créatures elfiques, les êtres aux vêtures d’écorce et de mousse, les Poucettes.
Mon premier est une protection. Dans un autre de ses sens lorsqu’il sonne, simple particule, préfixe, je pense qu’il l’est aussi, qui oppose, dans le royaume des verbes, prive, ôte, renverse, permet de revenir en arrière, que ce qui a été fait ne le soit plus, rendant à la liberté les actions les plus certaines. Et pourtant, dans mon tout ce n’est pas cela. Dans mon tout, il semble accrocher plus encore, accroître cette force qui tient, resserrer les liens, un tour d’écrou. Oublier, goûter l’éparpillement du pluriel, son étourdissement.
Un autre sens du mot encore. Leur père avait acheté aux enfants à la boutique-cadeaux du château des Sforza à Milan une collection de mes premiers. J’ignorais que de telles variations pouvaient exister, ne connaissant que ceux que nous lancions, grand-mère et moi, pour faire galoper les petits chevaux en croix et les oies. Lorsque je les avais entendu évoquées, j’avais cru à un mythe, une image effleurant l’absurde ou les infinies possibilités de l’existence. Ils étaient pourtant réels, et là, dans les mains des enfants tour à tour comme un jeu dépareillé d’osselets, au nombre de huit, tous solides platoniciens. L’un avait simplement une taille réduite par rapport à mes premiers ordinaires, en bois strié. Un autre, je vais du moins au plus extraordinaire, cube aux angles arrondis, dont les faces arboraient chiffres et nombres de quatre en quatre, en romain. Un autre comptait huit faces, pyramides accolées, chiffres verts sur fond marbré noir et marron, et son frère, même face à face pyramidal, chiffres multicolores sur fond blanc. Puis venait le décagone rouge moucheté de noir, puis une autre pyramide d’un vert bouteille trouble dont les quatre faces étaient ornées énigmatiquement et respectivement des trois seuls chiffres 1, 2, 3 et 1, 3, 4 et 1, 2, 4, et 2, 3, 4. Mes deux préférés enfin, mon premier à vingt faces, icosaèdre pharaonique ou grec, frère d’antiprisme, dont la transparence loupe qui laissait transpirer sous les chiffres blancs la pulpe chair de mes doigts me ravissait comme la contemplation d’un être aimé autre, et le dernier, le clou, mon premier parfaitement sphérique, noir ponctué de blanc car son chiffrage était à nouveau celui de mes premiers ordinaires, ordonnancement divers de points solennels comme des constellations artificielles, dont le mécanisme tient à une cavité interne octaédrique dans laquelle un poids se meut et provoque l’arrêt là ou là ou là.
Lutter contre ce qu’ils représentent, ce à quoi je ne veux pas croire. Glaner. Que tout ce qui croise, que tout ce qui surgit, que toutes les traces soient des signes, pour vivre avec du sens, pas toute échevelée, mes petites béquilles.
Un coup de mes premiers jamais n’abolira le hasard.
Lorsque j’étais enfant, mon père racontait cette histoire dont sa mère était le personnage. Dont mon père, ma mère, mes oncles, mes tantes de ce côté, tous les membres de notre famille de ce côté, pouvaient être, pour peu qu’ils usent de notre nom, le personnage. Le téléphone sonnait, la mère de mon père décrochait le combiné et elle entendait son nom, le nôtre, la nuance de l’interrogation dans la voix, puis un seul mot, mon deuxième, cette onomatopée dans une grande exclamation, suivi de cette phrase : vous êtes morte. C’était une mauvaise plaisanterie. Des bribes de rires fuyants, peut-être. Je me demandais, enfant, combien de fois elle avait pu mourir ainsi, de cette mauvaise plaisanterie. Je me demandais combien de fois elle avait pu mourir, dans son salon entre la fenêtre et la télévision, se déplaçant lentement pour répondre au téléphone, avec tous ses enfants et puis, après les enfants, avec tous ses kilos d’enfants, sur son ventre sur ses hanches et sur ses jambes, combien de fois. Je me demandais combien de fois on peut mourir d’une mauvaise plaisanterie. À présent elle est morte vraiment. Je me demande si sa mort a été une libération. Sa chair était une gelée terne dans sa mort. Un ballon dégonflé mais un ballon quand même, avec sa légèreté à l’intérieur. J’étais une enfant un peu plus grande, capable de faire la différence entre toutes les morts, celles du vivant, les répétitives qui ne cessent de nous sauver, ou les morts par mauvaises plaisanteries, les morts par insultes et mépris, qui nous enfoncent ou nous sauvent aussi, cela dépend de la résistance des vivants, et celle de la fin finale dans le corps, même si quelque chose flotte toujours que les encore vivants s’incorporent, mémoire des morts. Moi aussi j’étais une hase. Je n’étais pas le lièvre de Mars. J’étais une hase et j’avais peur. Dans Le Roman de Renart, le lièvre s’appelle Couard. Ensuite, j’ai porté un nom qui signifiait les rois, en hébreu. C’était le nom du père de mes enfants, il leur offrait des collections de mes premiers parce qu’il était le maître du jeu. Mais cela n’a jamais vraiment été mon nom. Je persistais : j’étais une hase et j’avais peur.
Mon deuxième, c’est aussi un nom. Celui d’un dieu. C’est le tout. La nature. Giono. Créature chimérique, corps d’homme, pattes et cornes de boucs, satyre. Il y avait chez moi un exemplaire de la flûte qui est son attribut, des fragments de bambous noués de cuir, mon père en jouait, il arrondissait ses lèvres, prenait une inspiration féerique, le son était velouté, mon père ressemblait à un Inca dans des brumes vertes et rouges, une grande figure de lave incandescente. Ce qui est étrange, c’est que ce dieu, ce nom de dieu, mon deuxième, en vertu de ce que l’apparence hideuse d’hybridité inspirait aux villageois antiques, a aussi nommé une peur, une très intense peur, une terreur soudaine, une terreur de foule.
Il y a les peurs solitaires et les terreurs grégaires, mais dans les peurs solitaires, on est quand même semblables, avec toutes nos nuances de forces et de degrés, troupeaux, serrés à distance les uns contre les autres.
Vous changez une lettre et c’est tout le contraire, vous le croyez, alors qu’en fait, c’est la même chose. La moire de la langue.
Mon troisième, d’abord art où par excellence le corps se meut. Les petits chaussons, l’âge tendre, la couleur pastel qui redouble les chairs, la couleur tendre multipliée par les petites filles multipliées par les miroirs. Aux premières époques c’est l’obéissance, suivre le rythme et les autres, corps de ballet, ni en retard ni en retôt, les positions des bras et des jambes, le corset des positions, les noms saugrenus des pas et des sauts qu’il faut apprendre à dire et apprendre à exécuter, le fil noué au crâne qui vous tend comme une pantine, qui vous grandit, vous guinde, la souffrance des muscles comme des pièces de bois sculptées, lisses. Et puis après, la liberté peut-être. Le geste qui se découd, qui ondule, se rapprochant de soubresauts naturels, d’attitudes intimes, ordinaires, triviales, et si l’on retrouve l’harmonie grégaire c’est en mimant le hasard, des retrouvailles et des carrefours brefs, volatils, sur la scène. Ce que je préférais voir, c’était les portés. Quand la femme s’élançait et qu’on avait l’impression qu’elle ne retombait pas, qu’elle ne retomberait plus jamais, resterait en apesanteur dans les bras de l’homme qui l’avait recueillie légère, dans ses bras comme de la pluie dans la paume de la main, aussi légère. Elle se dépliait dans l’espace une seconde, ses cheveux comète, elle se déployait et l’instant d’après se lovait dans les bras de l’homme, s’enroulait sur son dos, son torse, il ne ployait pas, il ne cillait pas, à eux deux soudain, ils étaient coquillage. Parfois deux femmes, parfois deux hommes, parfois à trois. Parfois, c’était l’homme qui s’élançait et elle le soulevait, il roulait sur ses épaules, dans l’osier de ses bras, comme lui elle, aussi léger. Je pense à deux en particulier. Il s’aimaient sur la scène et à la ville. Cela donnait envie de couple. Est-ce qu’ils se sauvaient ? Pas la fuite. Est-ce qu’ils se sauvaient de cette sauverie-là ? Il y avait mon troisième et il y avait l’amour, et l’amour coïncidait avec mon troisième, et c’était éblouissant.
Vous changez une lettre. Vous croyez que le léger s’oppose à mon troisième, parce que vous pensez à la physique de l’eau et que vous imaginez le métal des grandes ancres aux molécules comprimées dans les nuits sous-marines, et que même les grandes ancres vous les comprenez mal, vous ne voyez pas leur effet, au-dessus. C’est tout le contraire. Vous changez une lettre et vous revenez aux premiers apprentissages de cet art qui vous a conduit peut-être à la légèreté, qui pouvait vous y conduire, à l’apesanteur, à la grâce. Entre mon troisième avec cette lettre, celle que Perec fit disparaître pour dire l’absence, et la légèreté de mon troisième avec la toute première lettre de l’alphabet qui est notre pain blanc, il n’y a pas de guerre, non. C’est ce à quoi je tends. La tension est sa promesse. Tandis que papa joue de la flûte de mon deuxième, maman répète en boucle tout ce qui ne tue pas renforce. Il joue, elle forge. Prépare ma teneur, celle dont j’aurais besoin pour tout affronter. Voici où cela me mène. Ramasser en moi le fourmillement du monde, rassembler en moi le pullulement, endosser le nombre de tout, à commencer par la somme de mes expériences, la somme des histoires, des vies, des êtres, des aimés, aspirer toutes les expériences, me gaver, me gorger, jamais rassasiée, être pleine, saturer, être mon troisième, solide, une compacité pour être épaule, forte, laisser filtrer la lumière mais que les sables soient insécables et inséparables, solide, serrée, serrée, drue, intense, mon troisième, roc, socle, et que la légèreté en naisse, que l’envol en naisse, de tenir droit, boire aux cimes, que les gouffres mêmes soient cimes, que tout fasse cimes, en vertu des bulles, des lacs, des îles, des clairières, tout le contraire des pierres dans les poches de Virginia à la rivière, des cerveaux étincelés dans les gueules noires, des nuits déchirées, et des tristesses.
J’ai été invitée à écrire sur le lien. Écrire sur le lien s’est avéré d’une difficulté imprévue, colossale. Je savais exactement ce que je voulais écrire. Quelque chose cependant m’empêchait. J’ai mis beaucoup de temps à écrire ce que je voulais écrire, car :
Le lien. Je ne change pas une lettre. Ce n’est pas rien. Mais dans lien je n’entends pas le sang, mon père, ma mère ma sœur, mes grands-pères, mes grands-mères s’évaporent, nuées, halos qui me bercent, me baignent, m’escortent, nulle attache, je n’entends pas le sang, je suis sourde au sang, je ne pense pas aux causes et aux effets, je suis sourde à la logique, je n’entends même pas ce qui se joue là entre les lettres, entre les mots, entre les syllabes pour faire un mot, je n’entends pas l’immatériel, le symbolique, le figuré, je n’entends pas la virtuelle adresse, je n’entends même plus la douceur de la langue classique, Et quand vous aspirez à des liens si doux, Est-ce pour l’amour d’elle, ou pour l’amour de vous ?, je n’entends pas la diérèse, et si je l’entends elle dit autre chose, elle dédit puisqu’elle délie, Mais n’étant point unis par un lien si doux, Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?, si, j’entends la langue classique, je n’entends que trop bien ce qu’elle dit, ce que cela dit, j’entends le joug, le fil, le collet, la cordelette, le ruban joli autour du cou, la chaîne, les fers, la laisse, longe et licou, le poids, l’emprise, l’agrément nocif, le bon toxique, l’entrave, ne plus s’en passer, l’addiction, la passion, l’impossible fuite, ne plus s’en passer, ne plus s’en passer, ne pouvoir s’en défaire, ne pouvoir renoncer, Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui, Par des nœuds éternels vous unir avec lui, les nœuds, le nom des nœuds, le nom des cordes, les nœuds de marin autour des corps et des esprits, le cordon originel et tout ce qui le renoue, nœud demi-clé, nœud de grappin, nœud d’arrêt, nœud d’évadé mais nœud de petite ancre, nœud d’écoute, lover un cordage, mais nœud de tirant et tour mort et surliure à tours morts, nœud de filet, nœud de griffe, nœud bien ajusté, nœud d’échafaud, le cordon originel avant la coupure et tout ce qui le renoue.
Dans lien je n’entends pas le doux, je suis sourde au doux, j’entends mon tout.
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Merci à Eloïse Lièvre de nous avoir offert ce texte.
Eloïse Lièvre a publié un roman, La Biche ne se montre pas au chasseur (2012) aux éditions D’Un Noir si Bleu et un texte autobiographique, Les Gens heureux n’ont pas d’histoire aux éditions JC Lattès (2016).
Depuis bientôt trois ans, elle photographie les gens qui lisent dans le métro, et depuis un peu moins longtemps écrit le récit de cette expérience.
Retrouvez la présentation du projet « Le Lien« , le texte de Thomas Giraud, Tomber à l'(e)autre, celui de Isabelle Bonat-Luciani, Les contours ne tiennent que pour consoler, celui de Julien d’Abrigeon, Trope lien et trop plein, celui de Anna Dubosc, Rue Ganneron, celui de Barz Diskiant, Tel tarzan qui de liane en liane et celui de Elisa Shua Dusapin, Les ursulines, et celui de Marie Simon, Le Fil.