[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]«[/mks_dropcap]Jamais de tels cris n’étaient descendus depuis les collines. Jamais on n’avait entendu beugler comme ça.(…) Les anciens eux-mêmes ne déchiffrèrent pas tout de suite ce hourvari, à croire que les bois d’en haut étaient le siège d’un furieux sabbat, une rixe barbare dont tous les acteurs seraient venus vers eux. »
Les lieux sont des domaines hantés : taillés par des ombres séculaires, ils offrent à celles et ceux qui savent tendre l’oreille des échos infinis, témoins d’histoires qui toujours se répètent, au fil du temps, cet éternel indompté. Abandonnés, loin de toute présence humaine, les lieux continuent néanmoins à s’agiter : la nature, impérieuse, y rétablit son fief discret mais vivace. Serge Joncour nous emmène à la rencontre d’un tel endroit, dans un angle mort du Lot, sa terre, toute en vallées et villages perchés s’observant les uns les autres, sur la ligne d’horizon du plus vaste Massif Central. Ici, il n’est pas rare que l’on ait laissé l’état sauvage se faufiler entre les vieilles pierres. C’est le cas de la maison du Mont d’Orcières ; oubliée depuis les événements de la Grande Guerre, la voici désormais à louer, sans beaucoup de commodités, si ce n’est une absolue tranquillité. Parfait pour Lise et Franck, Parisiens étourdis par leur mode de vie. Enfin, c’est surtout Lise qui désirait cette forme de retraite, car Franck, bien qu’ébloui par le panorama dans lequel se fond la bâtisse, panique dès son arrivée : nul réseau, encore moins de wifi, pas la moindre trace d’ondes parasites nécessaires à son actuelle existence. Tandis que Lise respire en toute quiétude, semblant avoir toujours vécu là, Franck cogite, s’inquiète, entend des bruits, la nuit. Entre ses allers et venues au village le plus proche et ses escapades avec un molosse surgi des bois, l’homme qu’il pensait être en arrivant va tout à coup explorer sa part d’animalité au contact d’un environnement qui le regarde en chien de faïence, dans l’attente, peut-être, d’un hurlement salvateur…
« Dans l’animal le plus tendre dort toute une forêt d’instincts, des muscles prêts à courir, des mâchoires prêtes à l’entaille et des dents prêtes à déchirer. »
Des rugissements tout comme de plus profonds feulements furent par le passé la complainte du Mont d’Orcières. En 1914 en effet, lorsque la guerre éclate et rafle les hommes du village d’en bas, il en est un pourtant qui reste sédentaire : un dompteur allemand, accompagné de ses fauves, se retire là-haut, coincé entre la menace du front et l’hostilité des gens du pays. Alors que dans les prairies résonnent les coups de bêche donnés par des femmes rompues aux circonstances, les collines, au crépuscule, vibrent sous de plus inquiétantes clameurs. Comment les nourrit-il ces bêtes, avec quoi ? Bientôt ce sera nos enfants qu’il prendra. Haine, peur, jalousie… trois mots ruminés entre deux bouchées suffiront à ré-enseigner que l’homme est un loup pour l’homme (homo homini lupus est).
Il y a dans Chien-Loup deux intrigues, deux époques entrelacées autour de cette même maison isolée, sentinelle d’une vérité ancestrale, celle des fables et des récits traditionnels, celle qui oppose la civilisation au monde de l’instinct. Serge Joncour opte pour le choix classique d’une alternance des épisodes un chapitre sur deux, mais à dessein : loin de vouloir créer une mise en abîme, il joue un face-à-face, livrant avec parcimonie les détails singuliers qui feront basculer chacune des situations. Ainsi la description presque naturaliste du quotidien de ce village en 1914 se verra petit à petit parée d’une verve charnelle, traduction d’une tension érotique induite par la bestialité ambiante ; alors que le séjour de Lise et Franck en 2017, d’abord cadencé par toute une armée de notions ultra-contemporaines (Netflix et consorts…), prendra au fil des pages une hauteur plus universelle.
Du délicat portrait de femme, trop jeune veuve de guerre, au minimaliste récit d’initiation de l’homme moderne en mal d’intuition, Chien-Loup sculpte un relief à hauteur de son métissage, entre crêtes sauvages et sentiers battus. Soucieux d’un passé souvent trop taiseux, incrédule face à l’avenir et son progrès galopant, Serge Joncour s’en remet, avec ce roman, au spectre du conte pour questionner une société dont il aime s’éloigner, afin simplement de partir battre la campagne de ses mots bruts et exaltés. Des mots qui deviennent à leur tour des lieux, communs, atypiques, des foyers pleins de lueur sans faux espoir, puisque « ce sont les demeures où l’on veille qui font le sens d’un territoire. » (Antoine de St-Exupéry, Un sens à la vie).
J’ai beaucoup aimé ce Chien-Loup dont tu parles si bien !