Lorsque Dimitra, adolescente en décalage avec les filles de son âge, constate que son corps change, elle décide de vivre cette transformation dans le silence, convaincue que parler, c’est perdre de l’énergie. Marquée par les slogans qui couvrent les murs d’Athènes, elle compose à son tour des phrases, qu’elle inscrit ici et là dans la ville, constats ou injonctions par lesquelles elle espère stimuler ses concitoyens. À partir de sa rupture avec la parole orale, son regard s’aiguise et sa réflexion s’étoffe, à mesure qu’elle observe son pays, frappé par la récession économique, affaibli par la corruption, et les habitants de la capitale hellénique, qui protestent contre les effets de cette crise spectaculaire.
Comme dans l’impressionnant Circuit, l’événement semble se trouver ici au cœur du récit, mais cette fois, ce n’est plus le fait divers qui intéresse l’auteur : à travers la question de l’effondrement des sociétés occidentales, et en particulier de l’Europe, Charly Delwart paraît interroger la politique telle qu’elle est conduite par nos gouvernements, ainsi que la légitimité des formes d’organisation des rapports sociaux dans les pays industrialisés.
Durant la période d’intense activité intellectuelle qu’elle traverse, Dimitra évoque la fragilité de la civilisation face à la solidité des paysages naturels et de la mémoire, la nécessité de croire pour reconstruire quand tout s’est effondré, l’importance de la transmission transgénérationnelle, la vie de couple de ses parents, l’adolescence et la difficulté à communiquer. Elle s’interroge également sur les voies à explorer face au capitalisme, qui plonge les États dans une situation de subordination au Fonds monétaire international et à la Banque centrale européenne.
La voix de Dimitra, qui vit les transformations de son corps et de son pays en un seul mouvement, est très belle, parsemée de phrases elliptiques ou tronquées, lesquelles donnent un rythme intéressant au récit. Celui-ci est découpé en trois parties, qui illustrent les déplacements de la narratrice, entre Athènes et Sérifos, où vit sa grand-mère.
Dans ce roman intelligent, sensible et terriblement actuel, Charly Delwart nous donne à voir une autre facette de son talent, en adaptant parfaitement son écriture au personnage qu’il dépeint et fait parler. Moins expérimental que certains titres de la collection Fiction & Cie, véritable laboratoire de littérature contemporaine, Chut n’en reste pas moins novateur dans ce qu’il exprime et dans sa manière d’aborder ces questions sociétales, que l’auteur traite avec une grande finesse. Au moment où, en Grèce, l’élection présidentielle vient de subir un échec retentissant, la lecture de ce livre paraît tout bonnement indispensable.
Charly Delwart, Chut, Le Seuil, collection Fiction & Cie, janvier 2015