« Ce sont des loups frileux au bras d’une autre mort
Piétinant dans la boue les dernières fleurs du mal
Ils ont cru s’enivrer des chants de Maldoror
Et maintenant ils s’écroulent dans leur ombre animale. »
(Hubert-Félix Thiéfaine)
Comme beaucoup de français de sa génération baignant dans la musique, activement ou passivement, Julien Barthe aura eu droit (ou subi), en trois étapes distinctes, à un triple baptême : celui de l’influence quasi-omniprésente de la new wave mâtinée de post-punk dans les années 80 (pour ce qui est de la montée vers l’adolescence), celui de l’explosion des musiques électroniques durant la décennie suivante (accompagnant le passage à l’âge adulte) et aussi celui, plus subconscient peut-être, de la persistance historique d’une certaine variété classieuse, dans toute sa prestance cocardière (vestige d’une enfance ayant traversé les années 70).
Ainsi, comme tout indie-kid qui se respecte, le jeune homme se sera pris de plein fouet, après la vague Madchester et consorts, l’avènement des rave parties à l’aube des années 90, qui allait pour un moment « ringardiser » le rock et la pop dans leurs acceptations les plus communes. Si l’euphorie liée à cette révolution sonore sera circonstancielle et de courte durée (l’an 2000 approche, avec sa cohorte d’inquiétudes liées aux changements imminents de siècle et de millénaire, et on veut croire, comme Prince lui-même, que son 1999 prédisait dès 1982 une fête universelle à venir), elle laissera des traces indélébiles dans l’imaginaire de toute une vague d’artistes pop en devenir, y compris les plus réfractaires au genre à la base.
Pour sa part, Julien Barthe commencera à sortir ses propres productions à la fin de la décennie, sous deux identités distinctes : d’abord Plaisir De France (en tandem avec Boris Hervé dans un premier temps, puis en solitaire) pour des perles house addictives, puis Sweet Light, pour une approche plus ouvertement techno, en association (temporaire là encore) avec Alexis Desaegher.
Au fil des années, s’il aligne avec le second alias deux bombes aussi opposées qu’effectives (les sinueuses Mécaniques Remontées et l’acidissime Abusator, qui connaîtra un certain succès dans une version reliftée par Black Strobe), c’est sous le premier qu’il affirmera un style bien plus personnel, avec les très groovy Américaine ou Rush, puis (surtout) avec le tubesque Time To Time, qui renoue avec ses appétences cold wave pour un hybride terrassant d’à-propos : en six minutes implacables, le spleen langoureux de This Mortal Coil se retrouve culbuté sur le dancefloor par des coups de reins dignes des premières galettes garage des légendes house US Roger Sanchez ou Kings Of Tomorrow.
Parallèlement à ces sorties occasionnelles sur le festif label Pro-Zak Trax, Barthe utilisera ce pseudo francophile pour assouvir une autre de ses marottes : l’art du remix. Plaisir De France devient alors une faille spatio-temporelle, dans laquelle notre ami jette des classiques de la pop made in France (les cultes Au Pays Des Merveilles De Juliet d’Yves Simon ou Le Responsable de Jacques Dutronc, pour citer deux cas parmi une foultitude d’autres) pour en extraire toute une substantifique moëlle propre à retourner n’importe quelle piste de danse. Loin de trahir radicalement les originaux, les versions de Julien Barthe s’en retrouvent comme expurgées de toutes afféteries obsolètes et réinventent ces monuments du patrimoine en tubes électro imparables, comme si on avait fait remonter le temps à un sampler, tel le Marty McFly de Retour Vers Le Futur.
Voilà pour la partie ludique, essentielle pour maintenir un lien avec ses racines et expérimenter sans retenue.
En 2011, Julien passera pour la première fois au long format, à l’occasion de la mise en place du projet Slove (esclave de l’amour, donc), monté avec le guitariste Leo Hellden (ex-Jay Jay Johanson et par ailleurs membre d’Aswefall et Tristesse Contemporaine) : dans la lignée de son propre Time To Time susmentionné, Le Danse entrechoque les ambiances néoromantiques de la Sainte Trinité post-punk (New Order, Cure, Bauhaus, pour faire court) et les rythmiques directes de la hard house, pour un résultat détonnant.
Entre vocaux éthérés ou autoritaires, guitares saturées ou acérées, basses rugueuses et palpitantes, le disque étale, en dix plages hypnotiques, tout le talent du bonhomme en matière d’ambivalence maîtrisée : entre rock sombre et dur à forte charge émotionnelle, et électronique carrée et efficace, Julien Barthe refuse de choisir. Ce sera fromage ET dessert : faire danser les filles et pleurer les garçons. Ou l’inverse. Ou les deux, simultanément.
S’étant fait une petite renommée intrigante avec ses remixes distribués sous le manteau, façon bootlegs, Julien Barthe réactivera son Plaisir De France pour une réalisation de plus grande envergure : en 2014 sort Etat Des Lieux, qui, du moins sur le papier, compile les relectures affûtées les plus récentes (et cette fois-ci officielles) du producteur, pour des artistes aussi divers que la star Etienne Daho, les lillois déjantés de We Are Enfant Terrible, les menaçants La Chatte ou la folkeuse anglaise Rozi Plain.
En fait de récapitulatif, on a droit à un véritable festival sonore, d’une cohérence littéralement sidérante compte tenu de la diversité des horizons originaux concernés : entre arrangements de cordes hystérisées, épais murs de guitares, boucles acides et coups de pieds de boîtes à rythmes, l’ensemble affiche une telle unicité de ton, se pliant harmonieusement à la recette volatile et éclectique du maître de cérémonie, qu’on se demande si on n’a pas plutôt affaire à un album solo qui aurait bénéficié d’une liste d’invités longue comme un annuaire croisant le bottin mondain et l’underground le plus atypique.
De cet impressionnant monolithe bleu-blanc-rouge se distingue un titre en particulier, sorte de comptine acide déclamée d’une voix traînante avec l’aplomb d’un serial killer, sur une séquence rythmique propre à faire headbanger les morts : de fait, Les Princesses Les Renards subjugue par le contraste saisissant provoqué par l’irrépressible envie de danser qui nous étreint, alors que sourd une inquiétude grandissante, à l’écoute d’un texte construit comme un conte de fées qui, comme les Histoires d’A, se finira mal (en général). C’était là le lancement, l’air de rien, d’un énième nouvel avatar de Julien Barthe lui-même, assez farceur pour s’offrir un auto-remix par un de ses alias pour un autre, au nom évoquant à la fois félicité orgasmique et choc post-traumatique : After L’Amour.
Mais ce timbre qui nous a saisi, à la fois à la gorge et aux tripes, n’est pas le sien : c’est celui de Jezekaël, ami de longue date, déjà auteur des surréalistes notes de pochette pour l’album de Slove, en qui Barthe a trouvé bien plus qu’un simple nouveau complice.
On soupçonnait un peu, avec le sublime If Only I Had qui clôturait Le Danse, ou dans le dernier quart d’Etat Des Lieux, au travers des remixes plus posés pour This Is The Kit, Catriona Irving et Vandaveer, qu’en levant un peu le pied sur le tempo, les arrangements touffus de Julien Barthe gagneraient en ampleur et en ambiance, mais le premier morceau original d’After L’Amour, présenté il y a pile un an en marge de la griffe Plaisir De France, annonçait encore plus clairement la (ou plutôt les) couleur(s) : nous promettant une nouvelle ère de « rêves noirs pour nuits blanches », Perpète nous entraînait avec insistance pour une ballade noctambule poignante, sur les traces d’un « salopard » noyant le boulevard sous ses larmes, sur un groove chaloupé et contagieux.
Si ce titre est repris en ouverture du tout premier maxi 3 titres du duo, qui sort ces jours-ci, entrée en matière idéale pour saisir la teneur du concept, il est vite éclipsé par la noirceur viscérale de Replonger, où le drame intime côtoie des nimbes fantomatiques de glockenspiel et de xylophone, possédées par une guitare abrasive digne du Robin Guthrie des Cocteau Twins du début.
« J’aimerai, dans ton corps, dans tes rêves, replonger / Pour toujours raviver ce qu’en toi j’ai laissé / A jamais maîtriser chacune de tes pensées / Rattrapées, malmenées, de nouveau menottées » : on aura rarement entendu, dans la langue de Molière, une description aussi franche, précise et brutale, doublée d’une interprétation aussi touchante, glaçante et ravagée, du désarroi amoureux, du déni de la rupture, de la solitude urbaine et, surtout, des extrémités inavouables auxquelles la concomitance des trois peut nous pousser. A ce degré d’exhibitionnisme sentimental, on ne voit guère que l’anglais Matt Johnson (leader et désormais membre unique des essentiels The The) pour pouvoir rivaliser question amertume exposée au grand jour, l’espoir lacéré au scalpel de la raison.
Le dernier titre du EP confirme, si besoin était, qu’en ce Jez-là, Julien Barthe a trouvé un alter ego parfait, qui parvient à mettre en mots et en morgue ce que lui prêche musicalement depuis une quinzaine d’années par ses projets dragueurs, addictifs et nyctalopes : ces Miscellanées, traversées par un motif de clavier dissonant et guerrier, planté « en travers de nos certitudes » (comme l’écrivit le journaliste Emmanuel Tellier à propos du « synthé pourri » du Da Funk de Daft Punk il y a pile vingt ans), nous scotchent les yeux dans le miroir du « courant d’air spectaculaire » de nos vanités, sur un beat froid et tortionnaire.
On songe alors, avec un peu de remord ému, que le regretté Daniel Darc aurait pu, dans sa dernière période, produire quelque chose d’aussi moderne et radical, s’il avait davantage écouté les Liaisons Dangereuses (le groupe allemand pionnier de l’EBM) que le Love Supreme de John Coltrane, et avait ouvert un bar interlope au lieu de se convertir au protestantisme. Comme si l’imaginaire de Lautréamont, évoqué par Thiéfaine dans Les Dingues Et Les Paumés, s’était brusquement remis en prise directe avec le réel (les deux doigts dedans), à travers les siècles.
Non, la fête n’est pas finie : on flippe, on pleure, mais tout le monde danse quand même.
Alors, après l’Amour ?
Patience : même avec un tel brelan d’as, ces deux-là n’en sont encore qu’aux préliminaires.
« Ouais ouais ouais. »
After L’Amour, Vents Contraires (EP 3 titres), disponible depuis le lundi 8 juin 2015 en version digitale via Parissi La Musique, en écoute intégrale ici.
Discographie sélective Julien Barthe :
. Pro-Zak Selecta, compilation mixée par Plaisir De France (CD), sortie en 2002 sur le label Pro-Zak Trax,
. Slove, Le Danse, album (CD ou digital, 10 titres), sorti en octobre 2011 sur le label Pschent, en écoute intégrale ici,
. Plaisir De France, Etat Des Lieux, album (CD 16 titres ou digital 22 titres), sorti en juin 2014 sur le label Alter K, en écoute intégrale là.
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Plaisir de France mais aussi plaisir de te lire François. Un beau texte. Comme souvent!