Hier Gwendoline et Samuel vous ont présenté sous forme de BD le nouveau numéro de la Revue Citrus (ici). Mais pourquoi Addict-Culture a choisi d’être partenaire d’une revue telle que Citrus ? Citrus est une revue où la place est aussi belle pour les illustrateurs que les auteurs, le papier est épais et doux, l’objet devient précieux dès lors qu’il est entre vos mains et vous donne l’envie irrésistible de vous y plonger.
Le choix des thèmes de Citrus (semestriel) est audacieux. Oui j’utilise ce mot parce que les choix ne sont pas banals ni simplistes. Le traitement du thème est exigeant, surprenant et captivant. Une revue qui réunit des histoires ou bandes dessinées contées avec humour (ou gravité) mais toujours avec intelligence et brio. Pour ce numéro le thème est le sexe. Alors non ne commencez pas à comparer avec le spécial sexe de Biba ou autres magazines en quête de buzz. Non, ici la sexualité est abordée sous de multiples angles originaux avec les retentissements qu’elle peut avoir sur une vie, sur nos vies.
Aujourd’hui, en exclusivité nous vous dévoilons trois extraits d’articles présents dans ce numéro et croyez-moi vous ne résisterez pas à vouloir connaître la suite en librairie.
Vous pourrez aussi assister à la soirée de lancement de ce numéro qui aura lieu à La Librairie le Cabanon le 6 Mai à partir de 19h.
Pour commencer laissons la parole à Chloé Pathé, rédactrice en chef de ce numéro :
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Pour vous, en exclusivité voici trois extraits de ce que vous pourrez lire et découvrir dans ce numéro de Citrus :
24h au Loft des Sens
Leïla Minano & Matthieu Méron :
Cliquez sur les vignettes pour les agrandir
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Passages Secrets
Anne Terral & Delphine Durocher
Un jour, Éric est devenu Erika. Mais Éric n’est pas devenu Erika en un jour. Il a dû emprunter de nombreux passages secrets pour trouver le chemin d’Erika et accepter de la laisser le rassurer. L’écrivaine Anne Terral dresse ici, tout en délicatesse, le bouleversant portrait d’une transsexuelle, comme on dit : un homme qui est passé au travers, une femme fière de l’être.
Depuis combien de temps exactement ? Depuis longtemps je crois. Oui, depuis longtemps Éric étouffe. Et il peut les compter plusieurs fois sur ses doigts, les mois et les années avec ça. Car Éric étouffe de secrets. De ces secrets qui prennent toute la place au quotidien, mais que l’on s’interdit de confier à quiconque, pas même à la mère ou au frère, encore moins au voisin de chambre du pensionnat qui ne sait d’Éric que ses fines lunettes, son pantalon large, sa timidité et sa sensibilité flagrante. Oui, ne rien révéler et éviter de croiser un regard ami lors de ces soirées plus pesantes que d’autres où on voudrait pourtant tout déverser d’une traite, histoire de se sentir moins isolé avec ce qui se creuse en dedans. Ce passage vers l’inconnu. Mais comme on sait bien que les autres ne comprendraient pas, il semble préférable de continuer de se taire et de maintenir intacte la lutte contre soi-même. Pas encore le choix.
Seule Erika peut désormais comprendre et accueillir Éric, effaçant par son simple sourire chacun de ses tourments. Longuement blonde et grande du haut de ses talons sept centimètres, élégante avec son sac en cuir aussi chargé de miracles que celui de tant d’autres, Erika affiche sa joyeuse sérénité, maniant avec adresse Fiat 500 et humour cinglant. De cet humour qui est conscience aiguë des remous de l’existence. Erika est pareille à un sage qui sait exactement tout pour avoir vécu exactement tout, un sage à qui on ne la raconte pas, non, vraiment pas. Erika est fière, heureuse, et elle ne le cache pas.
– Sous la baignoire –
Tandis qu’Éric est terrifié sous le poids de ce qu’il dissimule. D’autant qu’il ne comprend pas lui-même ce qui se joue là lorsqu’à partir de l’âge de 12 ans, il y a ce trouble qui grandit à l’intérieur, l’envahit, le dépasse, ce trouble qui le retourne comme une peau dès qu’il se trouve seul chez lui et n’a alors plus qu’une envie : s’avancer doucement vers la chambre de sa mère et oser ouvrir les placards à battants. Les mains fouillent, caressent, déplient, sursautent. Le cœur s’enveloppe d’un corsage en dentelle. Les jambes de bas gris 20 deniers. Aux pieds, les escarpins vernis brillent d’audace, ajustés. Et la combinaison rose saumon ultrafine qu’il n’a encore jamais aperçue sur sa mère est une véritable machine à frissons, surtout quand les bretelles glissent sur les épaules. Terrible, cet effet-là.
Et il ne comprend toujours pas, Éric, lorsqu’un ou deux ans plus tard, les dimanches d’ennui loin du collège, il se plaît à commander dessous féminins – soutiens-gorge Playtex par lots de trois et culottes Dim en coton échancrées – dans le catalogue des 3Suisses qui traîne sur une table. Là encore, il ne doit rien laisser transparaître, derrière la candeur de son sweat-shirt Fruit of the Loom, de l’impatience et de la fébrilité qui l’habitent durant l’attente du colis explosif. Celui-ci, d’après ses savants calculs, doit arriver un samedi et Éric fondra sur lui dès que le facteur l’aura déposé et ce, avant que sa mère ne rentre de son cabinet d’esthéticienne vers 13h30. Mais une fois reçu son trésor bien à lui, que va-t-il faire de ce paquet embarrassant qui ne doit tomber entre aucune main, mais rester facilement accessible ? Sous la baignoire familiale. Oui, là, sous la baignoire étroite, au-delà de cette trappe en plastique que personne ne bascule jamais si tant est qu’en soit connue l’existence, il est un espace adapté, de 20 cm3, dont il usera pendant toute son adolescence.
Non, il ne comprend toujours pas ce qui se passe, Éric, quand, une fois sa mère sortie et son grand frère parti chez un copain, il essaie ces pièces de lingerie qui lui sont désormais strictement personnelles. Sur son sexe, le satin de la culotte est plus doux que du duvet de lapin, de ceux qu’il caressait enfant au marché des vacances. Le caraco, un peu étroit, serre étrangement la poitrine (juste respirer moins fort). Et puis la paire de collants noirs. Je l’imagine et il ferme les yeux sous la suavité du geste (qu’il a encore maladroit, apprendre ce rassemblé du tissu fin pour chaque jambe, ce déploiement depuis le pied en pointe jusqu’à l’entrejambe, c’est toute une technique, d’être une femme) et du contact de la matière souple sur ses cuisses musclées. Un regard dans le miroir de la salle de bains. Et là, joli, il se trouve joli au féminin. Très jolie même. Et rien ne lui semble alors plus jolie que cette image-là, son reflet transformé, son autre lui-même si totalement désirable.
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Un Journal Télévisé
Régis de Sa Moreira & Jeanne Detallante
Arrivée à la rédaction de Citrus à 9h30 le 7 janvier 2015, cette nouvelle fut lue d’une traite. La matinée commençait bien, très bien, dans l’univers toujours tendre et drôle de Régis de Sá Moreira. À 11h00, elle nous faisait sourire dans la rue. À 12h30, nous avons été happés par d’autres journaux télévisés. Et le texte résonnait en nous encore plus fort.
— Bonsoir chérie.
— Bonsoir chéri.
— Les enfants sont déjà au lit ?
— Oui, ils attendent que tu ailles leur dire bonne nuit.
— D’accord… Qu’est-ce que tu as fait cet après-midi ?
— Oh un peu de repassage, et puis j’ai couché avec le plombier.
— Ici ?
— Oui, juste là-bas, sur le tapis.
— C’était bien ?
— Intéressant… Sans plus. La fuite est réparée en tout cas.
— Tant mieux.
— Et toi, c’était bien ta journée ?
— Pas mal, mais le boulot n’a pas trop avancé. J’ai déjeuné avec une collègue et on a pris une chambre d’hôtel avant de retourner travailler.
— Quel hôtel ?
— Le relais des amis.
— Ah oui, il est bien celui-là. J’y suis allée avec l’ancien patron du tabac.
— Le pauvre vieux…
— Plus personne ne fume, qu’est-ce que tu veux, c’est la vie…
— Ça a dû lui remonter le moral de faire l’amour avec toi.
— J’espère. On avait prévu d’aller au cinéma, mais au dernier moment j’ai senti que ça ne suffirait pas.
— Si ça se trouve, on a eu la même chambre !
— Ça ce serait drôle…
— On regarde un film ce soir ?
— D’accord, seulement tu pourras t’occuper du gratin ? J’ai promis au voisin du dessous que je passerai avant le dîner.
— Encore ? C’est tous les soirs, lui, en ce moment.
— Oh Jacques, écoute… Tu sais qu’il est seul la semaine. Et tu ne dis pas non quand c’est son fils aîné qui monte chez nous le dimanche. Je n’en ai pas pour longtemps.
— Il pourrait aussi demander à la concierge, non ?
— La concierge est plutôt de la journée, le soir elle est trop vannée. Forcément, si vous vous arrêtez tous les uns après les autres en rentrant du boulot.
— Je ne peux pas l’ignorer et passer devant sa loge comme si elle n’existait pas !
— Tu as raison. On regarde les infos avant que je descende ?
— Oui, allume la télé, je vais faire un bisou aux enfants.
— Alors, quoi d’intéressant ?
— Oh, comme d’habitude…
— Tu veux un jus de céleri, chérie ?
— Ah oui, je veux bien.
— Je t’en prépare un… Qu’est-ce qu’il fait maintenant l’ancien patron du tabac ?
— Ça va, il se débrouille. Il avait un peu de sous de côté, alors avec l’ancienne pharmacienne ils ont ouvert un magasin de literie.
— Pas bête. Dans l’ancienne pharmacie ?
— Oh non, c’était trop petit. Elle ne sert plus à rien, je crois.
— Tiens, ton jus… Tu me fais une petite place ?
— Merci trésor. Tu sais que même la contraception ça ne se vend plus, il paraît. Les gens veulent tous des enfants maintenant. C’est un peu facile je trouve, nous on n’a pas attendu que tout soit rose pour en faire.
— Regarde, ils installent des aires de sexe au bord des autoroutes, c’est super, on n’aura plus à se faire des bleus à l’arrière de la Twingo comme l’été dernier.
— Ah ça… Les fabricants de voitures sont bien les plus en retard dans cette histoire.
— Pas facile de maintenir la cadence dans les usines, avec les ouvriers prêts à s’enfiler dès que le patron a le dos tourné… Le bon côté, c’est que ça revalorise le travail d’équipe, ils ont l’air malins tous les idiots assis chez eux derrière leur ordi…
— Zut, mon téléphone, tu peux me le passer, chéri ?
— Tiens.
— Allô ? Oui, maman. Hein ?… Le jardinier ? Comment ça, il ne veut pas ? Il doit juste être un peu intimidé, ça fait trente ans qu’il travaille pour toi, tu sais… Fais lui couler un bain, nettoie-le un peu, laisse-le se détendre, sers-lui un jus, et tu verras que tout ira bien. Au pire appelle la cuisinière, elle te donnera un coup de main… Oui maman, je sais, mais tu ne dois pas t’attendre à la fougue du Père Emmanuel de la part de tout le monde. Le jardinier ne se retenait pas depuis plus d’un demi-siècle, lui, crois-moi… De toute façon, Jacques passera te voir samedi avec ses copains du rugby. Oui ! Bien, maman… Il t’embrasse aussi. Non, on regarde le journal… Oui, sur l’autoroute, on a vu, franchement c’est pas trop tôt ! Oui, bonne soirée, oui… Pffffff… c’était maman.
— Oui ? Comment va-t-elle ?
— Bien. Mais à son âge ça fait un sacré changement, tu sais. Déjà que nous il faut s’adapter. Elle ne peut pas s’empêcher de vouloir rattraper le temps perdu !
— Je la comprends. Moi-même je trouve ça rageant de ne pas avoir connu ça quand j’avais dix-sept ans.
— Regarde, le Mur des lamentations. De partout, des jeunes viennent baiser contre… Ils doivent être furax de ne plus avoir le leur à Berlin.
— La vache… Encore un cimetière d’armes en Afrique. Ça devient inquiétant. Les gens les balancent n’importe où, ils ne savent plus en quoi les recycler.
— Et ça c’est où ?
— En Colombie, je crois. C’est beau, hein ? Depuis que la drogue ne tente plus personne, ils se contentent de cultiver les fleurs.
— On ira, un jour ?
— Si tu veux mon amour, mais j’ai entendu dire que les vols longue-distance étaient de moins en moins fiables… Les hôtesses et les stewards ont beau faire de leur mieux, au bout de quelques heures tout le monde finit par se toucher et les pilotes ont du mal à rester dans le cockpit.
— C’est quand même plus sympa que les attaques terroristes.
— J’avais presque oublié ce mot, dis donc, « terroriste ». Il est joli. Tu devrais écrire de la poésie, chérie.
— Oh arrête, j’ai déjà assez de trucs dans la tête !
— J’imagine…
— On croise tellement de gens quand on habite en ville, c’est frustrant de penser qu’on ne pourra jamais coucher avec tous. La vie serait peut-être plus simple à la campagne.
— Avec les hypermarchés, c’est pas sûr.
— Oui… Au moins à la supérette, j’ai fait à peu près le tour.
— Même la caissière avec le tatouage ?
— Oh oui… Mon Dieu… Un volcan !
— J’en étais sûr. Je n’ose toujours pas l’approcher… Même avant, tu sais, je fermais parfois les yeux en pensant à elle.
— Mon pauvre… Je ne savais pas… Qu’est-ce qu’on a souffert quand même. Tu voudras que j’aille la voir avec toi ?
— Je veux bien, chaton.
— C’est entendu, mais je te conseille de bien dormir la veille.
— D’accord… Merci… Heureusement, la vie sera plus simple pour nos enfants.
— Quand ils seront en âge d’en profiter ! Matthieu prend toujours sa quéquette pour un sabre laser et Jessica joue encore avec ses poupées.
— Ça… Depuis qu’ils ont ajouté des zizis à Ken et Barbie, on ne peut plus l’arrêter !
— Voilà des fabricants qui ont parfaitement su faire la bascule.
— Tu voudras regarder un film d’avant ou bien un truc récent ?
— Oh non, pas un truc récent, y a jamais d’histoire. Un film d’avant, qu’on s’amuse un peu. Un drame sentimental, ce serait bien, quand ils se crient dessus et qu’ils pleurent et qu’ils se séparent ou s’entretuent.
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Retrouvez la suite de ces trois histoires dans la Revue Citrus, Numéro 3 Sexe.
La Revue Citrus est disponible dans toutes les libraires ou auprès des Editions de l’agrume.
Un grand merci à Chloé pour sa collaboration, Sebastien, Gwendoline et Samuel
© L’illustrateur de la couverture de ce numéro est Lou Rihn