[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]Q[/mks_dropcap]uand j’ai lu et découvert Les Déraisons d’Odile d’Outremont (paru aux éditions de l’Observatoire), j’ai souri. Parce que ce genre d’univers littéraire a été un peu méprisé, au purgatoire pendant quelques années. Les héritiers un peu dingues de Boris Vian, Raymond Queneau ou Georges Perec reprennent le flambeau. Ces écritures qui dépeignent la folie et l’absurdité du monde, prennent le partie d’en sourire. Ils parviennent à rendre la grisaille poétique.
Mais l’histoire d’Adrien dépasse de loin cette fantaisie. Il coule des jours ennuyés dans une société où il est oublié. Au sens littéral. Au début du roman, il se retrouve au tribunal, jugé pour avoir touché son salaire pendant des mois sans s’être présenté au travail. Il est sommé de justifier cette incroyable absence, que personne n’a remarquée. C’est une péripétie triste et ubuesque, un manque de considération total que l’entreprise engendre parfois.
Dans l’exercice de ses négligeables fonctions, il devait faire du porte à porte pour prévenir d’une coupure d’eau. Il débitait aux habitants qui daignaient lui ouvrir un discours automatique. C’est ainsi qu’il va entrer chez Louise. D’emblée, elle le prend à contre-pied en surjouant la panique.
Elle va réenchanter son monde. Lui rappeler les couleurs et la folie. Le faire tomber amoureux dingue. Pour elle, il parlera en rimes des jours entiers. Elle l’incitera à sa fantaisie. Elle le poussera à s’inventer des langues et jouer des personnages. A vivre plus fort, puisque les trous dans ses poumons la condamnent à court terme. Alors Adrien ne se présentera plus au travail pour rester auprès d’elle, pour prendre soin d’elle et de leur amour, de profiter au mieux du temps qu’ils auront ensemble. Pour avoir une vie qui compte et pas une longue biographie laborieuse et dénuée de sens.
A la lecture, on se dit qu’il faut conserver cette enfance, cette folie, cette manière de ne pas être raisonnable, cette manière d’écouter les battements et les élans de son cœur et ne pas vivre en les méprisant, en les condamnant. Ils sont ce qui nous rend humains. En tombant amoureux de Louise, c’est sa vraie nature qu’Adrien reconquiert, contre celui qu’il allait devenir pour rien, par mimétisme et par lassitude, parce que c’est ce qu’on est censés faire. Il cesse d’être pris dans les rouages de la machine absurde des temps modernes.
Ce livre est une sublime histoire d’amour contre tous les choix raisonnables et contre toutes les contingences qu’on s’impose. D’abord on la trouve fantasque et un peu dingue, Louise (se brosser les dents par dentifrice de couleur pour rompre la monotonie de l’émail, ça surprend un peu). Mais on entre dans sa folie comme dans une danse. Dans cette manière artistique de vivre. On veut jouer, rire, vibrer. On doit garder intacte cette audace que la société nous encourage à étouffer pour nous contraindre à l’obéissance.
Garder en soi la folie des premiers temps d’un amour. Cette incroyable démence que l’on contemple parfois après coup en se demandant comment on a été capable de l’éprouver un jour. De ces couleurs et de ces rires qui résonnent un peu plus fort, comme un défi permanent à la morosité. Même devant la fatalité, la maladie et la mort (dont l’ombre s’étend sur l’horizon du couple), Adrien et Louise entretiennent cette constance, ce courage dans l’extravagance. Cette manière de tout lâcher pour conjurer le sort, pour se soigner, pour être libres.
Une histoire d’amour comme un défi à tout ce qui nous limite, à tout ce qui nous aliène et à tout ce qui nous tue à petit feu. Un roman qui donne envie de combattre le spleen et les burn-out par une folie douce et nécessaire qui ressemble à une belle résistance.
Contre l’inhumanité des grandes tours de verre où les vies se gâchent.
Quand j’ai croisé l’auteure la semaine dernière dans un joli salon littéraire : « sous les pavés les livres » à Senlis, je me suis dit que oui, c’est une bonne idée de déraisonner à l’arrivée des beaux jours.