Bon dieu que j’aurais aimé aller à l’encontre de Pitchfork et autres webzines, magazines, à propos du nouvel album de D’Angelo. Vous ne vous imaginez même pas : être drôle, spirituel, méchant, prendre mon pied en disant que Black Messiah c’est caca, chiant et pénible, ampoulé, bourré de manières ridicules, ça minaude de partout, théâtrale comme c’est pas permis, bon pour la benne quoi. J’aurais aimé pouvoir dire également qu’après 14 ans d’absence, ben… ça aurait été sympa de ne pas se prendre pour Kevin Shields et sortir un nouvel album qui fait pschitttt aussi fadasse que le dernier effort de l’endive Shoegaze. Rajouter ensuite que pour le coup de la sortie précipitée en fin d’année, Machiavel n’aurait pas fait mieux en matière de plan marketing : la faire juste après la publication des tops de fin d’année, presque sur un coup de tête (Black Messiah devait voir le jour en janvier 2015 et non le 16 décembre dernier), en plein milieu des tensions raciales secouant l’Amérique actuelle, précédé d’une réputation de brûlot politique grâce au témoignage de Questlove à propos de la création du disque. Puis enfin se foutre de sa gueule en revenant sur sa carrière, digne d’un mauvais scénario de Poubelle La Vie (pléonasme donc) avec chute issue d’un mauvais Disney, tellement prévisible, so cliché : gueule d’amour + génie musical => ascension fulgurante avec millions à la clef => chute dans les excès (entre la drogue, l’alcool et la pelle nécrophile à Madonna, je ne sais lequel surpasse l’autre en matière d’horreur) => cures de désintox multiples et particulièrement onéreuses et enfin retour en grâce à force de régimes Weight WatcherDukanesque et d’heures passées à prier, apprendre la guitare et réciproquement. So loser.
J’aurais aimé mais ça va m’être difficile voire impossible.
D’abord parce qu’il s’agit de D’Angelo. Le gars qui a sorti, avec Brown Sugar, l’un des albums les plus prometteurs et aboutis en matière de R’n’B/Soul/Funk, sorte de matrice et référence absolue de la musique soul de la fin des années 90. Puis, avec Voodoo, en 2000, il parvient à hausser le niveau à des hauteurs insoupçonnées en pondant l’Album Soul presque parfait, conjuguant sensualité, spiritualité, originalité et classicisme, renvoyant Prince dans ses chaumières pleurer la perte définitive de son talent.
Enfin, et surtout, parce qu’après une bonne vingtaine d’écoute, il faut simplement se rendre à l’évidence : Black Messiah ne déçoit pas. Black Messiah est l’album qu’on attendait de D’Angelo. Black Messiah rend complétement accro. Bref, en un mot comme en cent, Black Messiah est une très grande réussite.
Si j’étais quelqu’un d’interprétatif, je dirais qu’il y a deux façons de percevoir ce nouvel album : la première serait une pseudo-analyse à propos de son rapport à la dope et les effets qu’elle peut entraîner sur la perception humaine. Pour s’en convaincre (hum…) il suffit de jeter une oreille non objective sur les cinq premiers titres à savoir la première face du disque. Les deux premiers morceaux ressemblent aux effets de la déformation de la réalité via l’effet boost de la dope, où tous les sens sont en éveil, accentuant la parano et l’angoisse, la prise de risque, sorte de moment privilégié pour tout expérimenter. Puis vient avec The Charade et Suggah Daddy, le temps de l’effet positif et fun pendant lequel tout est sympa, cool et enfin celui où le consommateur se sent vraiment bien et en communion avec Mère nature (Really Love). Les titres suivants confirment les impressions précédentes et peuvent s’interpréter comme la réalité vécue selon un D’Angelo camé jusqu’à l’os, un « retour » à la normale dans lequel l’auditeur se trouve ballotté au gré des humeurs (plutôt positives et parfois libidineuses) du chanteur. Soit une sorte de journal intime dans lequel il explique que la dope, après une première passe angoissante, c’est tout de même putain de bien.
La seconde interprétation, en lien avec la précédente, serait en quelque sorte à l’exact opposé de ce qui a été dit précédemment (la drogue c’est bien voyezzzzzzzz). On peut lire Black Messiah comme une sorte de journal intime de sa rehab : d’abord le sevrage (You can’t leave me, It ain’t that easy, To walk away, When I want you to stay, baby, You can’t leave me, It ain’t that easy chante-t-il de façon explicite sur le premier morceau), ensuite la libération ( The Charade, Suggah Daddy et la sublimation de l’amour avec Really Love) et enfin le retour à la normale (tout le reste de l’album en somme avec ses sautes d’humeur libidinales, regard vers The Prayer, morceau suintant le stupre). Bref, d’un cas comme de l’autre, Black Messiah peut être lu/interprété comme le disque le plus personnel de son auteur et non comme un manifeste politique digne d’un Sly & The Family Stone comme voulait tant le faire croire Questlove.
Autrement, si on veut bien s’éloigner des délires interprétatifs et autres pseudo-intellectualisations stériles, on peut juste apprécier Black Messiah pour ce qu’il est : un grand disque Soul/Pop libre, aventureux, foutrement addictif. Et accessoirement le meilleur album Neo Soul à être sorti ces dernières années depuis…Voodoo (et , dans une moindre mesure, Ain’t Nobody Worryin’ d’Anthony Hamilton).
Musicalement, les deux premiers titres confirment la qualité de brûlot musical tant vantée par Questlove et véritablement habités par l’esprit de Sly Stone : deux morceaux difficilement accessibles et véritablement gonflés : le premier, sorte de Psychedelic Soul évoquant Hendrix plus que de raison , expérimental, lourd, déroutera le fan de base de Neo Soul. Le second, plus expérimental encore, finira de l’achever en beauté, le paumant dans le cœur du tambour d’un lave-linge occupé à trier le bon auditeur de l’ivraie, et ce grâce à quelques synthés sous psychotropes actifs, des percussions roboratives et une basse sous haute influence Funk. Une fois expédiés ces deux brûlots, retour à ce que sait faire de mieux D’Angelo : de la Soul. A une différence près : les ambitions ne sont plus les mêmes. Autant Voodoo révolutionnait le R’n’B des années 2000 en y apportant une gravité, une spiritualité inédite issues des grands albums Soul des 60’s et 70’s et du meilleur de Prince, autant Black Messiah s’avère être un album pop, espiègle, étonnamment léger malgré une conception longue et douloureuse. Et ce dès le fabuleux The Charade, Soul Pop Psychédélique de haute volée, enlevée, évoquant certains titres de Sign O The Times de Prince (en particulier Strange Relationship, The Cross et Play In The Sunshine) qui donnera le ton de la suite de Black Messiah. A savoir un album partagé entre pop légère bluesy (le crève-cœur The Door, bel hommage à Micheline Dax Otis Redding), psychédélisme plus ou moins discret (Back To The Future part I & II), ambition jazzy (le scat de Suggah Daddy), épure Soul/Funk/Jazz (le superbe Betray My Heart), Bande Originale (le doux, mélancolique, hispanisant et imparable Really Love) et enfin pulsions de vie diverses, qu’elles soient sexuelles (avec notamment Prayer) ou sensuelles et apaisées (Another Life évoquant le Adore de Prince revu par Stevie Wonder).
Chez D’Angelo, l’ambition ne semble plus se restreindre à faire l’album Soul ultime, spirituel, à chercher la transe dans l’épure, à converger vers un unique point, mais plutôt à élargir le champ des possibles, faire entrer la lumière de façon différente dans sa musique, bref, oser s’ouvrir au monde, avec, pour unique critère, une exigence de qualité hors du commun. Après tout, quel choix lui reste-t-il ? D’Angelo est bien conscient qu’il ne pourra probablement jamais faire un Voodoo II, les années ainsi que les abus ayant altéré son chant, incapable de reproduire cette passion, cette ferveur qui l’habitait dans son falsetto passé. Plutôt que de s’enfermer dans une nostalgie malsaine (et finir par s’auto-parodier), Michael Archer choisit sur Black Messiah de changer d’angle d’attaque tout en conservant ce qui fait la colonne vertébrale de sa musique, son ADN : l’épure. Au premier abord, ce n’est pas évident : l’album regorge d’arrangements, d’atmosphères différentes et ressemble plus à un feu d’artifice musical qu’autre chose.
Pourtant si on veut bien prêter une oreille attentive, on retrouve ce sens de l’épure non plus dans le chant ou les arrangements mais dans son jeu de guitare, instrument qui lui était étranger en 2000 et qu’il finira par maîtriser complètement au bout de plusieurs années d’apprentissage. Qu’il pratique le Funk, le Psyché, la Pop, le rock, voire le folk hispanique, D’angelo ne cherche qu’un seul but : se débarrasser de tout (Pour s’en convaincre il suffit de jeter une oreille attentive à Till It’s Done ou encore Betray My Heart,dans lesquelles chaque note, chaque accord semble pesé, réfléchi sans que ça ne tourne pour autant à la démonstration), garder l’essentiel, gratter jusqu’à atteindre l’âme.
Ce qui fait, en somme, toute la différence entre lui et les autres artistes Neo Soul : là où d’autres se contentent d’appliquer certaines recettes (et faire sonner le tiroir-caisse) avec plus ou moins de talent, Michael Archer, lui, cherche à élever une musique, considérée à tort comme un sous-genre, en un genre à part entière, en lui donnant ses lettres de noblesse, en lui insufflant âme et sincérité. Car s’il y a bien une chose que l’auditeur ne pourra lui reprocher, c’est la mise à nue qu’il opère sur Black Messiah, disque dans lequel il expose ses difficultés, ses tourments, mais aussi sa libération, sa rédemption par la musique (d’où le côté léger et foisonnant des arrangements) et surtout sa foi en la musique qui ne semble ne l’avoir jamais quitté jusque là. Ironiquement, s’il semble être omniprésent, le principal sujet du disque, c’est pourtant le premier de ses trois albums sur lequel il choisit de ne pas s’exposer, de n’être présent pour personne, privilégiant ainsi la musique à l’égo. Quand je disais plus haut que la Spiritualité semblait avoir déserté D’Angelo, Black Messiah ne fait que confirmer cette impression. Elle l’a effectivement bien désertée mais elle s’est muée en Foi et a permis à D’Angelo de sortir, au final, un disque aussi important que Voodoo.
Quoi qu’il en soit, en 2000 comme en 2014, en matière de Neo Soul, le monde se divise en deux : il y a D’Angelo. Et les autres.
Sortie le 16 décembre en cd et , dispo dans toutes les boutiques culturelles et non culturelles. Vinyle à sortir le 10 février prochain et pré-commande ici
Et en écoute sur spotify en attendant :