[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]S[/mks_dropcap]a mère lui proposa de sortir, mais Natacha n’en avait pas envie. Elle préférait rester écouter de la musique dans sa chambre. Elle avait un âge où, à moins de circonstances particulièrement tristes, on croit que nos parents sont immortels et qu’ils seront toujours là pour nous proposer d’aller faire une promenade un dimanche après-midi. Une promenade très ennuyeuse qu’on n’a pas envie de faire. Une promenade que beaucoup plus tard, sans doute, on regrettera de ne pas avoir faite.
Moi, je n’étais pas Quentin, le beau garçon que tout le monde regarde et admire : il est incroyablement beau, et il est plus que brillant. J’étais peut-être son frère Raphaël, un peu dans l’ombre et faisant tout pour se faire remarquer, ou bien j’étais Natacha, la voisine éperdument amoureuse de Quentin, depuis l’enfance et pour les décennies à venir. Natacha romantique, Natacha aveuglée, Natacha pieds et poings liés à son désir et à ses sentiments, Natacha prise au piège d’un voisinage et d’une amitié subis. Natacha résignée aussi, Natacha envieuse. A-t-on d’avantage besoin de modèles dans notre enfance qu’à l’âge adulte ? Que le modèle soit un parent, un grand frère ou une grande sœur, un ami, un acteur ou une rock-star dont on affiche le portrait dans notre chambre, on cherche à se raccrocher à une figure à laquelle on va tenter de ressembler, qui va nous indiquer une voie à suivre. J’étais Natacha car je n’étais pas sûr de moi, il me fallait un totem pour oublier mes tabous. Alors bien sûr, comme j’étais Natacha, tu étais Quentin. Je suis tombé éperdument amoureux de toi lorsque je t’ai vue nager à la piscine municipale lors du premier cours de natation de l’année où nos deux classes étaient mélangées. Pourquoi toi, pourquoi ton corps, pourquoi ta grâce, je n’en sais rien. Nous n’étions que des enfants, il n’y avait pas à proprement parler de désir sexuel, mais un besoin d’identification. Ton assurance, si jeune, persuadée que tu n’avais rien à cacher, pas de honte à avoir, celle qui ne se précipite pas dans sa serviette en sortant du bassin pour se sécher et cacher son corps, mais qui fera deux trois étirements avant de rejoindre le banc, à pas légers, pour se frictionner efficacement afin d’être sèche le plus rapidement possible pour ne pas avoir à garder sa serviette humide sur ses épaules, et regarder ses camarades nager en étant sèche et en maillot de bain. Tu étais Quentin, la première de ta classe, la plus brillante et la plus belle, et tout le monde te tournait autour, mais jamais tu n’as succombé aux charmes de l’un ou de l’autre, tu avançais, droite comme un I, imperméable aux sentiments. Moi, j’étais Natacha, j’ai attendu quatre ans pour te déclarer ma flamme, tu étais surprise, tu as été gentille, tu m’as gentiment recalé, c’était mon premier râteau. Et après, tu as fait comme si de rien était, tu étais même surprise que je sois triste, tu ne comprenais pas pourquoi j’en faisais tout un plat. Il n’y avait pas d’amour-propre à avoir, c’était juste comme ça : tu ne sortais avec personne, que ce soit moi ou n’importe qui. Par la suite, j’ai préféré rester dans ma chambre à écouter de la musique au lieu d’aller me promener avec ma mère. J’étais Natacha et tu étais Quentin, je me demande ce que tu deviens.
T’es si belle quand t’es toute bronzée. C’est dingue ce que peuvent faire l’été et la chaleur sur les corps et les désirs, surtout à l’adolescence, au bord d’une piscine.
À demain.
J’étais Quentin Erschen, d’Isabelle Coudrier, paru chez Fayard.