[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#8224e3″]Q[/mks_dropcap]ui es-tu Daroussia la Douce, et où cours-tu ainsi, toi, l’orpheline un peu étrange ? Toi qui vis seule dans le village de Tcheremochné, dans cette région malmenée par l’histoire que l’on appelle la Bucovine.
Tu sembles si perdue, Enfant, dans ce petit monde peuplé de personnages hauts en couleurs, où les commères ont la langue aussi aiguisée que des couteaux. Parce que tu es enfermée dans un mutisme inexplicable depuis de nombreuses années, les habitants te considèrent comme folle ou simple d’esprit. Ils te surnomment « la douce », mais il n’en est rien : tu parles dans ta tête et tes pensées fusent et vagabondent plus qu’il n’en faut.
On dit que la simple mention d’une sucrerie provoque chez toi d’atroces migraines, qui ne s’apaisent que lorsque tu t’immerges dans la rivière ou t’enterres dans le sol jusqu’à la taille. Tu souffres évidemment des railleries des villageois, malgré la présence aimante de la vieille Maria. Laisse aller, Enfant, laisse aller la douleur et l’indifférence.
La vie a pris ceux que tu aimais, Petite, mais elle te donnera un jour prochain, je le sais. Bientôt, tout changera pour toi… Oh, il ne payera pas de mine, ce vieux fabricant de guimbardes, mais il aura un cœur immense, crois-moi. Ce ne sera ni un tsar, ni un roi, mais il sera ton prince. Il te fera découvrir l’amour et parviendra même à te faire parler. Patience…
Mais prends garde au passé, Enfant, à la mémoire en sommeil et aux douleurs trop longtemps contenues. Ces chiennes se rappellent à nous lorsque l’on s’y attend le moins. Prends garde, Daroussia. Et sois fière de ce que tu es : une héroïne. Une des héroïnes les plus attachantes qui soient depuis bien des années. De celles dont on se souviendra, à l’instar des plus grandes, et dont le prénom restera à jamais gravé dans les mémoires. Tu es Daroussia la Douce, le cœur pur, l’unique.
Avec ce premier roman traduit, Maria Matios, l’une des plus grandes voix de la littérature ukrainienne contemporaine, faisait une entrée fracassante sur la scène littéraire française en 2015. Dans ce roman puissant et déroutant aux allures de conte traditionnel, l’auteur dénonce la noirceur des hommes et les ravages de la guerre, à travers l’histoire d’une jeune fille innocente, prise dans la tourmente de l’histoire. Empreinte de poésie, d’étrangeté et d’une grâce singulière, cette chronique poignante d’une Ukraine écartelée et meurtrie, encore et toujours, est un véritable trésor.
Daroussia la douce de Maria Matios, traduit par Gallimard, coll. du monde entier, 2015