L’envie est un sentiment trouble, oscillant entre le ressentiment face au bonheur supposé d’autrui (acception sociologique du terme) et le désir dont l’origine nous reste inconnue mais qui est à la fois le moteur de nos actions et de notre évolution (acception psychologique).
Emmanuel Carrère a toujours su retranscrire dans ses livres cette ambivalence déchirante entre l’envie d’être ce qu’on n’est pas ou d’avoir ce qu’on n’a pas et les pulsions qui nous mènent à nous dépasser, nous améliorer, nous changer. Comment faire la différence entre une envie et une pulsion ? Si je souhaite vivre mieux est ce par envie face au bonheur a priori plus grand des autres ou suis-je propulsé par un désir d’accomplissement, de progrès ? Si je cherche à obtenir plus est ce par convoitise ou par besoin ?
D’autres Vies Que La Mienne donne l’impression que l’auteur est arrivé à un début de capitulation face à ces questions et surtout à un début d’apaisement inhérent à cette capitulation « je ne sais si je pourrais être mieux/meilleur mais je fais mon possible pour être et j’aime être ça »
Pourquoi commencer un article chroniquant une pièce de théâtre en faisant l’analyse du livre duquel la pièce est adaptée ? D’abord parce que j’admire énormément les écrits d’Emmanuel Carrère et ensuite parce que ce roman m’a marqué profondément. Alors quand j’ai appris que David Nathanson en avait fait une adaptation pour le théâtre, j’ai été rempli d’admiration pour un travail qui me serait paru totalement impossible s’il s’était avisé de m’en parler avant. Fort heureusement pour lui il ne le fit pas. Puis je mis immédiatement en doute la possibilité que cela puisse donner une pièce réussie, au sens où ce qui est abordé dans ce livre est à la fois si complexe, profond et intime qu’il m’apparaissait difficile d’en faire un résumé sans en perdre l’essence même. Une fois encore j’étais dans l’erreur.
Le roman ne se limite pas à questionner les envies et les désirs qui nous habitent, loin de là, mais c’est l’aspect qui m’a le plus intéressé et celui que je trouvais le plus difficile à rendre dans un spectacle vivant. Je ne souhaite en rien dévoiler l’intrigue de l’oeuvre je dirai simplement qu’il s’agit d’expériences réellement vécues par l’auteur qui le confrontent plus ou moins directement à certaines de ses plus grandes peurs. Il se place en spectateur et partage avec nous ses impressions et ses réflexions sans filtre et sans jugement.
David Nathanson, dans sa précédente pièce, Le Nazi et le Barbier, campait une galerie de personnages extrêmement haut en couleurs qui dessinaient les contours d’une fiction illustrant les horreurs incompréhensibles dont l’Homme sait parfois être capable. Dans D’autres Vies Que La Mienne l’acteur joue à nouveau plusieurs personnages, mais cette fois ce sont des êtres ordinaires, des humains quotidiens, des gens comme vous et moi selon la formule consacrée. Des personnes qui vont être confrontées à des drames violents, brutaux ou ordinaires et dont la vie va s’en trouver à tout jamais modifiée.
Dans cette histoire il est question de perte, d’amour et d’envies donc. A chaque confrontation avec l’un de ses sentiments le spectateur est renvoyé à ses propres émotions et donc son propre vécu. La perte déclenche t-elle en vous de la rage, de la peine ou de la confusion ? L’amour est il source d’angoisses, de bonheur ou d’accomplissement ? Les envies qui vous traversent sont elles nobles quand elles vous portent vers le dépassement de soi ou honteuses quand elles sont le reflet de votre convoitise ? Toutes ces questions restent personnelles et aucune bonne réponse n’existe.
La réussite de cette pièce tient d’abord en la qualité de son adaptation. Des aspects juridiques parfois très techniques sont assez longuement développés dans le livre et rendre clairs et compréhensibles dans un spectacle vivant de tels éléments est une gageure. Un défi largement relevé par l’acteur qui a adapté la pièce avec l’aide de Tatiana Werner sa metteuse en scène.
Mais la plus grande réussite du travail de David Nathanson et Tatiana Werner tient à l’extrême exactitude du jeu de l’acteur. Partager avec les spectateurs une émotion est une prouesse extrêmement difficile. Une intonation différente, un mouvement de sourcil en plus, ou en moins, et le sens en est modifié. Un personnage qui vous était sympathique peut vous devenir antipathique en un clignement d’oeil. Ici David Nathanson navigue sur le fil du rasoir avec de chaque côté un précipice, à sa droite le ridicule et à sa gauche le pathos. Un faux pas et c’est « Vis Ma Vie » ou « Perdu de Vue » qui vous sautent en pleine face. Toutes les émotions se côtoient et parfois même coexistent.
La beauté de la mise en scène réside en ce qu’à chaque scène le corps illustre à la fois la situation exposée mais surtout le fond du propos. Le corps dénudé à cause de l’accident illustre la perte, le dénuement, la vulnérabilité. A la fin d’une scène, évoquant l’endettement « coupable » de certaines personnes « faibles » qui cèdent aux sirènes des offres de crédit, l’acteur balaye des prospectus publicitaires amoncelés à ses pieds il nous invite à sortir du jugement et à d’abord balayer devant notre porte. Quelles sont nos faiblesses coupables ? Ce ne sont là que 2 exemples parmi de nombreux autres de la richesse de cette mise en scène. Le choix pointu de la musique, la qualité de la mise en lumière faite par Mathieu Courtaillier complètent à merveille ce moment.
En 1h20 David Nathanson nous embarque dans un torrent d’émotions dont chacun ressort plus ou moins ébranlé, en tout cas pas indemne, et chacun pour des raisons différentes. Il est des oeuvres qui vous changent, qui laissent une empreinte. D’Autres Vies Que La Mienne, le livre, en fait partie. D’Autres Vies Que La Mienne, la pièce, sublime le propos du livre et rend l’empreinte indélébile.
Merci pour ce travail.
D’autres Vies Que La Mienne jusqu’au 24 Juin au Théâtre de la Manufacture des Abbesses. Les lundis, mardis, mercredis à 21h et les dimanches à 20h. Puis du 4 au 26 Juillet à 13h45 au Théâtre Le Cabestan à Avignon
A signaler: les 31 Juillet, 1er et 2 Août, David Nathanson reprendra « Le Nazi et Le Barbier » au Théâtre Côté Cour de Lournand (71)
Vente de billets pour Paris : BilletReduc, pour Avignon : BilletReduc.
Compagnie Les Ailes De Clarence