[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#e87c35″]U[/mks_dropcap]ne très ancienne légende raconte que l’archipel des Orcades, situé tout au Nord de l’Ecosse, serait né de l’agonie du serpent de mer Mester Muckle Stoorworm, vaincu par l’humain Assipattle. Les derniers sursauts du monstre pourraient être à l’origine des mystérieuses secousses qui parcourent ces îles et que ressentent imperceptiblement certains habitants, « comme une explosion sourde ou un coup de tonnerre dans le lointain ». Des secousses, Amy, née dans une ferme sur la Côte Ouest des Orcades, en ressentira tout au long de sa vie : celles provoquées par les vents incessants qui balaient l’archipel, et les vagues qui se fracassent au pied des falaises ; celles des troubles bipolaires de son père ; celles de la musique des clubs londoniens quand, jeune femme, elle fuira sa terre natale ; et surtout celles de l’alcool, de plus en plus fortes.
Dans ce roman-récit, qui est le premier qu’elle écrit, Amy Liptrot nous livre son terrible et émouvant combat pour vaincre son addiction. Si Assipattle voulait terrasser le monstre pour sauver le monde, Amy, elle, veut sauver sa peau. Et la solution pourrait bien être, contre toute attente, le retour au pays, comme pour s’y réfugier à l’écart, loin du grouillement de Londres et du monde, plongée dans une nature grandiose.
Les parents d’Amy sont des « gens du Sud ». Ils ne sont pas natifs des Orcades et sont venus d’Angleterre tenter leur chance. Le quotidien sur la côte est rude, abrupt. La nature est certes magnifique mais inhospitalière, battue par les vents et écorchée par les falaises tombant à pic dans la mer. Amy et son frère ont toujours vus leurs parents se battre contre les éléments pour faire vivre leur ferme ; et se battre également contre la maladie mentale du père…
« J’ai grandi ici, le long de la côte. Je n’ai jamais eu peur du vide. Mes parents nous emmenaient souvent marcher le long de la falaise, mon frère et moi. Je lâchais la main de ma mère pour aller me pencher au bord du gouffre et regarder les eaux tumultueuses qui s’écrasaient en contrebas. Notre exploitation est bordée de grandes dalles de schiste gréseux qui descendent en pentes abruptes vers la mer. Cette matière monumentale, façonnée par des forces surhumaines, formait à la fois les limites de mon île et les confins de mon univers ».
Amy n’a pas le goût de la terre. Son île l’emprisonne et l’emploi, ainsi que les loisirs, manquent cruellement. Les yeux sans cesse tournés vers le large, elle se décide un jour de partir pour Londres. Là-bas, elle s’y étourdit de fêtes, de discussions à bâtons rompus avec des jeunes gens avides comme elle de vivre une vie trépidante, de briller dans des métiers créatifs, de devenir célèbres peut-être.
Malheureusement Londres se révèle une ville de mirages. L’exiguïté existe là aussi, tant il y a de monde à s’entasser dans des logements minuscules, hors de prix. Chacun tente de se frayer un chemin mais « on finit toujours par se mesurer à plus fort que soi ». Les illusions, les tourbillons d’alcool et de drogues finiront par faire se fracasser Amy.
Et les Orcades se rappellent à elle, de façon viscérale. Dès que le vent, la pluie s’engouffrent dans les rues londoniennes, dès que l’air lui fouette le visage lors de ses virées à vélo la nuit, le mal du pays la ronge. Alors, pour ne plus s’abîmer, pour ne plus faire partie des naufragés qui hantent la ville, elle décide de se mettre à l’écart et retourne là d’où elle vient.
Ce retour est ce qu’il y a de plus beau et de plus fort dans ce livre. Il est extrêmement touchant de voir Amy retrouver la ferme familiale et se reconstituer, en aidant les brebis à mettre leurs agneaux au monde et en réparant avec son père des murets de pierre. Il est impressionnant de mesurer la force intérieure qu’il lui a fallu pour combler, seule, le vide laissé par l’alcool. N’étant plus en colère contre cette nature des Orcades impétueuse, elle s’y adapte et l’intègre complètement en elle. Elle se passionne pour les oiseaux, sort la nuit, toujours, mais cette fois-ci c’est pour se plonger dans le scintillement des étoiles et aller à la rencontre des aurores boréales.
Amy se met à parcourir inlassablement l’archipel à la recherche du Roi caille, une espèce menacée d’extinction. Et toutes ces îles qu’elle traverse, isolées les unes des autres, sont autant de morceaux de son existence éparpillée, éclatée.
L’écriture prend ici son ampleur, contrastant avec les artifices plus éteints de la ville. On sent le souffle, l’eau glacée, le plaisir de se percher sur les falaises et de pouvoir s’arrêter au bord de l’abîme. On savoure avec Amy sa victoire de l’abstinence et sa renaissance grâce au lien, vital, qui la rattache à sa terre des Orcades, fière et indomptée.
« Maintenant que j’ai échappé au naufrage, je peux apprécier la beauté des déferlantes qui ont failli m’engloutir et boire l’air glacé à grandes goulées ».
L’écart d’Amy Liptrot, traduit de l’anglais par Karine Reignier-Guerre
Editions Globe, août 2018