La rentrée littéraire est là avec plus de 600 nouveaux romans qui vont déferler dans nos librairies préférées. Et nous lecteurs, désemparés, les bras ballants, à l’affût du signe qui fera que ce sera celui-là, là-bas, « notre » roman de la rentrée. Et puis, parfois, un météore, un OVNI, un roman venu d’ailleurs à tous les sens du terme. Ce roman-là, ce sera Illska. Eirikur Örn Norddahl est islandais, il a 37 ans, il a vécu à Berlin, en Finlande, au Viêtnam. Poète, romancier, traducteur, Illska est son quatrième roman, et le premier traduit en français, magistralement, par un Eric Boury en pleine forme (voir notre interview).
Ecrire Illska a été une aventure pour son auteur, qui y a consacré quatre ans de sa vie (voir notre interview). Lire Illska, c’est une aventure peu commune, qui exige une entière disponibilité de l’esprit et du cœur. Une aventure riche en promesses tenues, un roman qui constitue un véritable jalon dans la vie d’un lecteur.
Ménage à trois. Agnes, Omar et Arnor. Agnes, étudiante juive et lituanienne qui travaille sur l’Holocauste et sur l’extrême-droite contemporaine. Omar, son compagnon paumé et jaloux. Arnor, son amant néo-nazi. Oui, Agnes, juive et lituanienne, a pour amant un néo-nazi. Agnes, dont les ancêtres ont vécu, en 1941, le massacre des juifs du village lituanien de Jurbarkas par les Einsatzgruppen. On le voit, ménage à trois n’est pas forcément synonyme de vaudeville. Omar brûle sa maison, quitte le pays. A partir de là, il va falloir comprendre. Connaître Agnes, ses obsessions, son histoire familiale, l’histoire de son pays. Comprendre l’Islande contemporaine, sa crise économique, ses mythologies, ses communautés. A partir de là, Norddahl entreprend une exploration, une plongée dans l’histoire de l’Europe, un vol au-dessus des tentations populistes qui empoisonnent notre vie politique, un examen au microscope de la société islandaise. Tout en nous entraînant, de façon irrésistible, dans un chassé-croisé romanesque vertigineux et foisonnant.
Qu’est-ce qui est le plus important dans Illska : la politique, l’histoire, les histoires ? Avec Norddahl, inutile de se poser la question : tout est important, car Illska est un monde en soi, un monde qui regarde le nôtre, mais dans lequel la vision de l’auteur établit des relations qui choquent, pose des perspectives étonnantes, trace des réseaux secrets… Tout comme la construction du livre, son écriture est de nature à garder le lecteur en éveil permanent, voire à le provoquer. Norddahl interpelle ses personnages, ses lecteurs, son texte même. Il apostrophe l’histoire, questionne ses contemporains, choque, heurte, bouscule, secoue. Il défie nos attentes les mieux installées, y répond par des rebonds et des pirouettes, il nous sonde, nous fait languir, et surtout il nous incite à penser, à nous souvenir et fait appel à notre lucidité et à notre intelligence face à nos tentations individuelles et collectives. Il maîtrise remarquablement l’incroyable entreprise dans laquelle il s’est lancé, et nous offre du même coup une œuvre unique, généreuse, folle et magistrale.
Eirikur Örn Norddahl, Illska, traduit de l’islandais par Eric Boury, Éditions Métailié, août 2015