[dropcap]L[/dropcap]’Islandais Eiríkur Örn Norđdahl frappe très fort avec ce nouveau roman au titre particulièrement habile. Le troll, créature redoutable du folklore islandais, n’est-il pas également redoutable pour ceux qui fréquentent assidûment les réseaux? Le début du roman surprend et pourrait même en inquiéter plus d’un puisque l’auteur et son traducteur ont choisi une écriture inclusive (néanmoins très « mesurée ») pour raconter l’histoire du personnage principal, Hans Blær. Quand le roman commence, Hans Blær écrit, fébrile, sur des feuilles volantes, avec un crayon à papier jaune.
« Hans Blær est un troll trans de trente-trois ans et il fut un temps où iel dormait paisiblement. Hans Blær mesure un mètre soixante-quinze. Hans Blær pèse soixante-cinq kilos. Hans Blær a les yeux bleus mais n’a rien d’un « bleu », iel a les cheveux blond platine de nature, mais iel les a souvent colorés, rasés, manipulés. »
Eirikur Örn Norđdahl
En réalité, c’est un peu plus compliqué que cela : Hans Blær a eu beau subir de mystérieuses interventions chirurgicales, ainsi que de nombreux traitements hormonaux, iel n’a pas vraiment choisi d’être homme. « Iel a changé de genre un nombre incalculable de fois.«
Lorsqu’iel naît trente-quatre ans auparavant, iel s’appelle Ilmur. Un nom de fille, malgré la particularité physique qui lea caractérise : iel a un sexe disons… indéterminé, iel arbore ce qu’il appelle son « sphinx », mini-pénis ou maxi-clitoris. A sa naissance, ses parents n’ont pas voulu l’opérer, mais ont décidé qu’il serait une fille et répondrait au prénom d’Ilmur. Qu’écrit donc Hans Blær ? Ce que nous sommes en train de lire, probablement.
Petit à petit se dévoilent l’enfance, puis l’adolescence de celle qu’on appelle encore Ilmur. La naissance de son frère David Uggi, qui servira de tête de Turc à sa sœur et qui deviendra un homme effroyablement conforme. La désertion du père, Viggo, parti vivre sa vie de marin ailleurs sans plus se soucier de la famille qu’il laisse derrière lui. Les dérives d’Ilmur, les violences qu’elle subit, son effroi face à sa singularité qu’elle découvre très tôt. Et puis l’éclosion du troll qui donne son titre au livre. Ilmur fréquente assidûment internet, s’intéresse à celles et ceux qui, comme elle, ont une sexualité hors normes, les « freaks », comme elle dit. Elle lit tout, du marquis de Sade à Gore Vidal en passant par William Burroughs. Elle se construit un réseau de fidèles, et développe une personnalité provocatrice, agressive, voire violente. Elle enrage contre celles qu’elle appelle les « pleureuses », ces féministes qui passent leur vie à se plaindre et à détester les hommes, les « gauchistes » geignards.
Bien sûr, sa personnalité attire vite l’attention : on va s’arracher cellui qui est devenu Hans Blaer dans la presse, à la radio, à la télé. On va lui donner la parole, et iel va s’empresser de la prendre avec une brutalité et un sens du conflit exacerbés. Iel joue sur son apparence, souvent on lea déteste, souvent iel fascine… Iel joue le jeu, mais jamais bien longtemps. Iel est seul.e, iel est plein.e de contradictions et d’incohérences. Et ainsi, Eiríkur Örn Norđdahl nous amène jusqu’au Refuge, ce lieu que Hans Blær crée pour y accueillir et y aider les personnes victimes de viol. Car Hans Blær n’est pas dénué.e d’humanité, iel veut agir. La fondation de ce Refuge où Hans Blær va aller jusqu’au bout de sa démarche et de sa folie personnelle, mettant en œuvre des « thérapies », aussi personnelles qu’effrayantes, va sonner le glas de sa gloire, voire de son existence même…
Eiríkur Örn Norđdahl a choisi de structurer son roman de façon complexe, aussi complexe que la nature de son personnage principal. Nous passerons du passé au présent, le narrateur témoin s’intéressera tantôt à Hans Blær, tantôt à Ilmur Thöll, tantôt à sa mère Karlotta Hermannsdóttir, à qui il s’adresse à la deuxième personne, l’interpellant ainsi au passé simple, s’il vous plaît. Ce narrateur assume aussi le rôle de celui qui décrypte l’environnement culturel qui évolue pendant toutes ces années, les mutations sociétales qui se précipitent au rythme d’internet et des réseaux sociaux. Entre les chapitres, les statuts Facebook de Hans Blær, ses coups de gueule, ses confessions. La chronologie n’est pas une contrainte, ce qui permet à l’auteur de nous révéler exactement ce qu’il veut au moment où il le veut, ménageant ainsi une sorte de suspense à la fois sur le passé de son personnage et sur son sort prochain.
Troll est un véritable choc, sa violence est accentuée par le flou que l’auteur entretient : quand Hans Blær se lance dans des diatribes ultra-violentes contre tous ceux qu’iel exècre – et ils sont nombreux – , on ne peut s’empêcher de se demander de quel côté l’auteur se place. Et on a tort, car une des grandes forces de ce livre réside justement dans cette ambiguïté, qui donne à Norđdahl l’occasion de nous confronter en direct avec les contradictions, les excès, la bêtise, la folie destructrice, l’inconscience dans lesquels se débat notre monde devenu dingue. Troll est un roman de bruit, de fureur et de douleur, qui frappe là où ça fait mal : un de ceux qu’on n’oublie pas.
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Troll de Eiríkur Örn Norđdahl
traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün
Paru aux éditions Métailié, 26 août 2021
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Excellent résumé ! Il faut se laisser porter de page en page en laissant sa morale dans sa poche.