[dropcap]E[/dropcap]nfant de salaud commence le 5 avril 1987, à l’approche du village d’Izieu, dans l’Ain. Le narrateur s’arrête, s’assoit sur un talus, et écrit : » « C’était là ». Il y a quarante-trois ans moins un jour. » Le 6 avril 1944, la Gestapo, sous les ordres d’un certain Klaus Barbie, investit la Maison d’Izieu, où une colonie accueille et cache des enfants juifs, et embarque les 44 enfants qui seront tous déportés et tués. Le narrateur opère alors une plongée dans l’histoire, dans l’horreur, l’émotion et la révolte. Sorj Chalandon, en 1987, couvrait le procès Barbie à Lyon, ce qui lui vaudra le prix Albert Londres. Mais l’histoire lui réserve un de ces abîmes dont elle a le secret, un abîme personnel qui le lie à tout jamais à ces années-là.
Il m’aura fallu des années pour l’apprendre et une vie entière pour en comprendre le sens : pendant la guerre, mon père avait été « du mauvais côté. »
Sorj Chalandon
Il y a longtemps déjà que Sorj Chalandon creuse la double obsession du père et du traître : il dédicace d’ailleurs Enfant de salaud à son éditrice qui l’accompagne « de roman en roman, sur la route éprouvante qui menait à mon père, le premier de mes traîtres. » Dans Profession du père (2015) déjà, il mettait à nu un homme mythomane et violent, qui n’hésitait pas à entraîner dans sa folie un fils de treize ans qui ne pouvait même pas compter sur le soutien de sa mère, dont la phrase préférée était : « Tu connais ton père… » Cette fois, le narrateur s’intéresse à l’homme qu’était son père avant sa propre naissance, veut comprendre les mots de son grand-père, qui affirmait que son père avait été « du mauvais côté ».
Dans la « vraie vie », c’est en 2020, au moment du premier confinement, que Sorj Chalandon a eu accès au à l’extrait de casier judiciaire concernant son père, décédé en 2014. Dans Enfant de salaud, il a choisi de provoquer une collision chronologique entre sa découverte de la vérité et son travail sur le procès Barbie. Miracle de la littérature : il réussit ce tour de passe-passe chronologique et en fait, grâce à un remarquable travail sur la structure du roman, une œuvre douloureuse, lucide, profonde. En 1987, le procès de Klaus Barbie se tient à Lyon : un moment à la fois historique et bouleversant, où les survivants et les derniers témoins viendront raconter l’indicible, secouer les mémoires. Sorj Chalandon est là, au banc des journalistes. Son père est là, parmi le public, et il ricane… À l’époque, dans la réalité, Chalandon ne sait pas encore la vérité. Dans le roman, il imagine ce que ces moments-là auraient pu être s’il l’avait connue, cette invraisemblable vérité. Comment aurait-il réagi alors en voyant son vieux père secouer la tête avec mépris, simuler l’ennui et l’incrédulité au moment où les témoins viennent dire la vérité, la seule, la plus terrible ? Ce père qui s’intéresse surtout à Barbie et à son avocat Jacques Vergès, impressionné qu’il est par l’habileté du bonhomme, son culot sans limites, et par les réactions des parties civiles révoltées.
Dans la vraie vie, Sorj Chalandon n’aura pas pu confronter son père à ses terribles errances. Il n’aura pas pu lui demander pourquoi il s’est s’engagé dans cinq armées différentes, de l’armée française à l’armée américaine en passant par l’armée allemande et la Résistance. Il n’aura pas pu lui demander pourquoi, à cinq reprises, il a déserté. L’aurait-il pu, lui aurait-il, enfin, confié sa vérité ? Rien n’est moins sûr… C’est dans Enfant de salaud qu’enfin, Sorj Chalandon affronte les démons paternels. C’est dans le roman qu’il demande à son père de lui parler, enfin. C’est dans le roman que le père, fidèle finalement à toute une vie de mensonges et de silence, se réfugie dans la colère et le silence…
Et nous, lecteurs, nous sommes happés par le texte sans pour autant nous sentir voyeurs, car si Sorj Chalandon met à nu sa propre vie et celle de son père, il sait nous faire comprendre que nous avons devant nous la confluence entre les deux voix de l’auteur : celle du fils blessé, terrifié par la vérité qu’il craint si fort de découvrir, celle du journaliste et de l’homme confrontés à un procès unique, qui fait ressurgir dans notre monde contemporain des blessures indélébiles et nous rappelle à quel point la mémoire est importante.
Entre l’émotion des premières pages à Izieu et celle des dernières pages, celles de la confrontation, Sorj Chalandon parvient, enfin, à la résolution d’une douloureuse obsession qui l’a hanté toute sa vie. Il en a, enfin, terminé avec « le premier de (ses) traîtres ». Et nous laisse en proie à un tourbillon d’émotions, de celles qui ne peuvent naître qu’à la lecture d’un texte où l’auteur parvient sans doute au sommet de son style, alternant les doutes liés à la recherche de la vérité, la narration des faits, précise et efficace, et l’introspection à la fois émouvante et poétique.
Enfant de salaud fait partie de ces textes qui nous donnent la sensation d’être devenus un peu meilleurs après sa lecture, plus vigilants, plus humains sans doute.
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Enfant de salaud de Sorj Chalandon
Grasset, 18 août 2021
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Image bandeau : Photo by Oleg Kryzhanovskyi on Unsplash