Dix ans de silence ou presque.
Les rumeurs couraient, alarmantes. Comme c’est l’usage en nos temps de peur du vide. Bowie était reclus, malade, insaisissable. Bowie avait raccroché. Le vieux Ziggy était à nouveau mort et on se demandait bien pourquoi. Depuis l’album Heathen, on sentait une veine plus mûre, éloigné des expérimentations fascinantes de Earthling et Outside, entre rock industriel et techno, la créativité qui reprenait ses droits d’une manière un peu désordonnée après des années 80 peroxydées. Le héros a toujours été insaisissable. La dernière fois que je l’avais vu, c’était dans sa jouvence retrouvée, ce Reality qui proclamait sa volonté de ne pas vieillir, en 2003 lorsque son élégance allègre irradiait la scène de Bercy. Et il ne vieillissait pas.
Depuis il avait disparu. Et bizarrement il était toujours là.
Parce qu’on l’attendait. D’une certaine manière, notre vie était rythmée par cette attente. Comment allait-il renaître ? Serait-ce la dernière fois ? Comment allait-il ? Avait-il encore envie de créer ? Se consacrait-il à sa peinture, aux œuvres d’art qu’il collectionnait en connaisseur, à ses chères lectures ? Était-il assagi et bon père de famille ? Il y avait là un délicieux vertige. Une promesse en suspens. On se repassait ses disques pour tromper le temps qui passait. Pour nous, pas pour lui. Il a toujours régné sur les horloges.
Le monde continuait convulsivement de tourner en accélérant, de buzz en buzz, de scandales éphémères en phénomènes morts-nés. Bowie se tenait en retrait. Bowie était invisible. Devenu un nom légendaire. Comme cette aura fantasmatique qui encadrait celui de Garbo. Il se taisait. Il faisait profil bas. Rien ne filtrait.
Les musiciens avaient signé un accord de confidentialité. Un truc du genre. Ils n’avaient pas le droit de parler à quiconque des répétitions où ils étaient conviés, du studio où ils enregistraient. On imagine cette délicieuse frustration, ce mystère savamment entretenu autour du grand homme (maitre de ses incarnations). Il avait ressurgi dans leur boîte mail simplement, avec l’envie d’écrire, avec des lignes mélodiques. Après un long silence qu’il n’avait pas brisé. Les tournées lui étaient déconseillés, mais il allait revenir.
Un matin, le monde découvre stupéfait le Bowie du jour d’après. Comme ça, sans teasing, sans annonce, sans campagne marketing élaborée. Juste cet art de la surprise et de l’inattendu qu’il a toujours cultivé, cette façon de vous prendre de court et de n’être jamais celui qu’on attendait. Toujours un nouveau masque. Toujours une nouvelle nuance à son art.
The Next Day était déjà un défi à la mort, un cri goguenard de vie et une anticipation de finitude. Une affirmation rageuse de lendemain malgré la hantise de tout ce qui nous décompose. « Here I am, not quite dying« . L’ambiance est énigmatique, inquiétante, désespérée parfois dans Dirty Boys ou Love is Lost. Le regard sur le monde est complexe, cruel et riche pointant les malaises d’un lycéen se préparant à un massacre dans son lycée (Valentine’s Day qui sous ses abords de chanson presque parodique et dansante décrit une réalité beaucoup plus sombre et terriblement actuelle). L’ironie mordante et la vanité pointée sans fard de Stars Are Out Tonight, la description des lumières artificielles dont l’existence des vampires inutiles et glorieux est nimbée. La rage rentrée apparait parfois, la lucidité sous l’élégance. Le pessimisme aussi. La folie qui rôde. La nostalgie aussi. La beauté de cette balade dans le Berlin de sa renaissance de la fin des années 70 vient nous bouleverser dans Where Are We Now?. Cette chanson sonne comme le sommet mélancolique de cet album.
David Bowie était là. Entièrement là. Entièrement lui. Il imposait son rythme et son ambiance. Son regard. Ce souffle coupé à chacune de ces apparitions. L’effet de surprise était somptueux. L’album aussi. Il balayait l’absence d’un haussement d’épaules.
Le temps s’est arrêté ce jour de début mars pour faire de la place à ce beau nouveau jour, dont on sentait qu’il était déjà un peu inquiet, un peu funèbre. Sentiment qui allait se confirmer avec la sortie de son ultime étoile noire, un matin de janvier quelques années plus tard.
Comme elles étaient merveilleuses, les réapparitions de David Bowie.
Comme elles nous manquent.